À soixante-quatorze ans, George Ortiz, réputé pour ses collections d’art grec et de l’Hymalaya, endosse volontiers le rôle d’intercesseur entre les objets et les hommes, car, selon lui, les collectionneurs privés jouent une fonction sociale importante dans la sauvegarde du passé, étant les dépositaires des objets et les garants de leur sauvegarde. Ces convictions viennent étayer son engagement contre la convention Unidroit sur les biens volés ou illicitement exportés.
PARIS - Issu d’une célèbre famille bolivienne, George Ortiz bouillonne d’un tempérament latin que tempère une courtoisie helvétique toute désuète. Exalté, fébrile, parfois farouche, sa sensibilité à fleur de peau s’abandonne volontiers dans des digressions philosophiques ponctuées d’anecdotes savoureuses. Volontiers loquace, George Ortiz répugne toutefois à s’appesantir sur des origines qu’il respecte mais qu’il préfère taire, tout comme il balaye, agacé, l’évocation de son frère cadet, Jaime Ortiz Patino. “Patino, pour les gens, signifie l’argent, or. Depuis cinquante ans, il n’y en a plus. C’était autrefois une fortune colossale découlant des mines d’étain de mon grand-père. Mais on nous a tout confisqué à la révolution bolivienne. être jalousé pour une chose qui n’existe plus, c’est rude. Je suis George Ortiz, un point c’est tout”, rétorque-t-il. Après un bref interlude aux États-Unis, George Ortiz vivra entre Paris et la Suisse en s’occupant de la gestion des affaires familiales. Un voyage en Grèce en 1949 déclenche le déclic profond à l’entreprise d’une collection. Le marxiste radical –”j’aurais accepté qu’on tue mes parents et moi-même pour faire un monde meilleur” – abandonne une utopique pureté sur le chemin d’une nouvelle vérité, plus prométhéenne, celle d’un “humanisme à l’échelle de l’homme”. Sa mission humaniste en berne, il a orchestré, à partir de 1993, quatre expositions montrées à l’Ermitage (Saint-Pétersbourg), au Musée Pouchkine (Moscou), à la Royal Academy (Londres) et à l’Altes Museum (Berlin), afin de révéler au public le meilleur de sa collection. George Ortiz endosse volontiers le rôle d’intercesseur entre les objets et les hommes : “Les œuvres expriment l’ethos de leur époque. J’ai un don de perception de cette essence contenue dans les œuvres. Les objets transmettent par mon intermédiaire. Je crée le contexte qui permet aux objets de diffuser leur message”, déclare-t-il à la manière d’un chaman. Bien que fidèle à ce fameux don de perception, George Ortiz s’accoutumera aux objets grecs auprès de deux marchands parisiens, Nicolas Koutoulakis et Jean Mikas, tout en conservant une totale indépendance d’esprit. “C’est le plus grand collectionneur privé en archéologie. Il a toujours écouté l’avis des conservateurs, mais c’est lui et lui seul qui a fait sa collection alors que la plupart des collections importantes ont été faites par des conseillers. Il a cultivé l’idée d’une transcendance permanente”, déclare avec révérence l’expert et marchand Jean-Philippe Mariaud de Serres. Cette intuition viscérale est alimentée par un travail d’observation quasi quotidien. “Si on ne veut pas dénaturer cette intuition, il faut regarder en permanence les originaux, s’imbiber des objets authentiques. Je voulais manger les objets avec mes yeux, les absorber, me pénétrer d’eux”, affirme le collectionneur zélé.
Passion pour l’art de l’Himalaya
À partir de 1970, à la suite d’un voyage en Nouvelle-Calédonie, il découvre l’art polynésien qui l’attire davantage d’un point de vue formel et esthétique que spirituel. Des erreurs, il en a commis quelquefois, par manque de concentration, par paresse ou par vanité. Le patriarche de soixante-quatorze ans redoute aujourd’hui les techniques chaque jour plus pointues mises au point par les faussaires. “Maintenant, je dois faire attention, je suis plus âgé et surtout les objets ne répondent plus à un besoin. Je suis allé au bout de ce que je pouvais faire. N’éprouvant plus ce besoin d’absolu, je ne peux plus avoir cette réaction viscérale. Je suis allé tellement loin que je ne peux plus aller plus loin. Je ne peux que reculer. Je ne veux pas devenir comme beaucoup de grands collectionneurs qui à la fin de leur vie se sont trompés”, déclare-t-il. George Ortiz a nettement ralenti ses acquisitions depuis la rédaction de son catalogue et l’organisation des expositions. Si depuis longtemps il n’achète plus d’art grec, il s’est toutefois piqué de passion pour l’art de l’Himalaya. “Je n’achète rien qui ne puisse donner une nouvelle dimension à ma collection, ce qui est presque impossible au niveau où je suis arrivé. Il y a une raréfaction colossale des pièces. J’ai vécu cinquante ans très privilégiés de 1949 à 1989. J’ai réussi à acheter beaucoup d’objets dans des collections privées, qui ne parviendraient jamais aujourd’hui sur le marché. On peut trouver encore de grands objets, mais ce sont des œuvres périphériques qui ne contiennent pas l’essence d’une culture”, déclare-t-il assagi.
George Ortiz s’acharne à dissiper le voile sulfureux enveloppant les collections privées. S’est-il montré trop peu sourcilleux sur l’origine de ses pièces ? “Les trouvailles accidentelles sont énormes et la convention de 1970 de l’Unesco et Unidroit n’en tiennent pas compte”, se défend-il. Lord Colin Renfrew, archéologue réputé, a engagé depuis une dizaine d’années une cabale contre les collectionneurs qu’il estime peu scrupuleux. “Les grands collectionneurs privés doivent développer une éthique et cesser d’acquérir des pièces qui ne possèdent pas une provenance certaine. Dans son catalogue, George Ortiz n’indique pas de provenance originelle pour près de la moitié de ses œuvres. Même lui ne peut être sûr que ces œuvres non documentées ne proviennent pas de fouilles illicites. Il explique souvent, sans certitude, qu’elles sont issues de trouvailles accidentelles. Ces trouvailles existent mais elles peuvent aussi faire l’objet d’exportations illicites”, déclare-t-il. Calomnies tendancieuses de mandarins jaloux ou réticences légitimes ? Sophisme ou réalité ?
Convention Unidroit, nouveau cheval de bataille
“Sa collection a suscité beaucoup de jalousies alors que lui n’en a pas. J’ai fait l’expertise du Salon de Mars avec lui. Nous étions les seuls experts en archéologie. Il a une façon très professionnelle de regarder les objets. Beaucoup de collectionneurs par jalousie peuvent dire qu’une œuvre n’est pas bonne. Lui non. Il est très sévère, même pour une pièce modeste comme une lampe à huile. Les plus grands experts, les marchands, même ceux qui ne l’aiment pas et le critiquent, l’écoutent. Son discours capte tout le monde”, affirme Jean-Philippe Mariaud de Serres qui estime les attaques de cette dernière décade irrationnelles. Depuis qu’il a refréné ses achats, George Ortiz a trouvé dans la convention Unidroit un nouveau cheval de bataille (lire le JdA n° 129, 8 juin 2001). Il s’enflamme contre les restrictions “utopiques” qui, selon lui, provoqueront une destruction massive des objets. Face aux pourfendeurs de tout crin, il défend les collectionneurs privés, dépositaires des objets et garants de leur sauvegarde. “Je comprends les objets, je les soigne, je les mets parmi les leurs et leur redonne une identité”, assure George Ortiz. “Il affirme qu’il a toute légitimité pour posséder ces œuvres car il sait les conserver. Pourquoi saurait-il mieux les conserver qu’un autre ? L’idée de considérer les œuvres comme des chiens perdus sans collier me déplaît”, vitupère Lord Renfrew. Inutile sans doute d’arbitrer ce débat à fleuret moucheté. Reste néanmoins la conviction vibrante d’un collectionneur à qui les rebonds récents, notamment en Afghanistan, semblent donner raison.
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George Ortiz l’engagé
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°139 du 21 décembre 2001, avec le titre suivant : George Ortiz l’engagé