Collectionneurs

Frieder Burda, collectionneur

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 7 janvier 2005 - 1291 mots

BADEN-BADEN / ALLEMAGNE

Avec une discrétion inédite chez les collectionneurs germaniques, Frieder Burda a créé une fondation dédiée à l’art allemand d’après guerre.

Héritier d’une grande maison de presse et d’édition, le collectionneur allemand Frieder Burda est un milliardaire atypique. Attentif sans être démonstratif, il souffre d’une timidité qui le fait parfois buter sur les mots. « Frieder Burda est un vrai Allemand, tendu, manquant de confiance en lui », remarque un grand marchand de Cologne. « Il y a en lui un mélange d’enthousiasme et de gentillesse déconcertant pour quelqu’un doté de tels moyens financiers, confirme Fabrice Hergott, directeur des musées de Strasbourg. Il a une vision assez romantique quant au pouvoir éclairant de l’art. Pour lui, chaque œuvre est une rencontre hédoniste. » Le caractère de Frieder Burda est bien moins chevrotant que son apparente gaucherie ne le laisse supposer. Pour preuve sa ténacité à créer une fondation à Baden-Baden en finançant intégralement les 20 millions d’euros nécessaires à son édification. Avant d’obtenir le permis de construire, il a dû ferrailler pendant trois ans, puis patienter deux années supplémentaires pour que le chantier aboutisse. Dédié à l’art allemand d’après guerre, avec quelques interstices américains, le bâtiment de Richard Meier inauguré en octobre 2004 est à la mesure de Frieder Burda, sobre et discret.

Nombreux Polke et Richter
Le musée devait d’abord voir le jour à Mougins (Alpes-Maritimes), où se trouvait sa résidence secondaire. « J’avais comme idée de passer ma retraite à Mougins, mais j’ai réalisé que c’était impossible de rester à ne rien faire, raconte le collectionneur. J’ai vu que la société de la France du Sud est pauvre d’esprit même si elle est riche. On joue au golf, on pense à l’invitation du soir. On va à la piscine ; les journées se ressemblent autour des mêmes gens. Pour moi, c’était devenu une obsession de ne pas vivre comme tous les retraités. J’ai parlé de l’idée d’un musée au maire de Mougins en pensant qu’elle allait le séduire. » La municipalité se montre réservée et le projet capote vers 1997, après huit ans d’atermoiements. Le collectionneur se rabat alors sur sa ville de résidence, Baden-Baden, l’une des plus riches d’Allemagne.
La collection compte 550 œuvres, presque exclusivement des peintures, dont seules 150 sont exposées. Le catalogue donne le tournis avec une trentaine d’œuvres de Sigmar Polke et plus d’une quarantaine de pièces de Gerhard Richter, de quoi faire saliver n’importe quel grand musée. « Beaucoup de gens avaient la sensation que sa collection était provinciale avec un parfum trop allemand. Maintenant, tout le monde l’encense car c’est l’un de nos derniers grands acheteurs, qui a son propre avis alors que la majorité suit l’opinion des autres », remarque le marchand de Cologne Michael Werner. Les expressionnistes allemands, que sa famille collectionnait déjà, figurent en bonne place. Trop âgé pour adhérer à la révolution selon Cohn-Bendit, Frieder Burda cherche à défier son père en 1968 avec un Fontana rouge acheté lors d’une Documenta. « Je voulais lui montrer que j’étais très moderne. Fondamentalement, ça ne me plaisait pas, mais je voulais choquer », souligne-t-il. « Il veut par le biais de la collection se construire sa propre vie face à sa famille et à ses frères. Les œuvres le font entrer dans un monde de liberté, au-dessus de ce que peut lui offrir son statut d’homme qui a de grands moyens », confirme l’historien de l’art Werner Spies.
Vers 1972-1974, alors qu’il réside aux États-Unis, Frieder Burda dédaigne le pop art – « c’était plus ou moins des comics » – pour l’expressionnisme abstrait. Ses achats ne commenceront qu’une dizaine d’années plus tard. On remarque aux cimaises de son musée deux Rothko précoces et atypiques achetés en 2000 et 2001, aux côtés d’une vision chromatique plus convenue acquise en 1984. Vers 1988, il se concentre sur Polke et Richter, dont il achète simultanément pièces anciennes et récentes. La relation avec Richter est profonde, même s’il apprécie le jeu de cache-cache de Polke. « Toute la question est de savoir si on est ami ou si l’on se connaît. Je suis ami avec Richter et je connais Polke », confie Frieder Burda. Il avoue pêle-mêle des filiations avec Ingres et Corot, références qui n’éclairent pas vraiment sa collection de néo-expressionnistes. « Il reste fidèle à son goût pour l’expressionnisme, mais sans pathos. C’est presque un matissien », précise Fabrice Hergott. « J’ai peut-être acheté des peintres qui ne correspondent pas trop à mon goût, mais pour faire une rétrospective de la peinture allemande », admet l’intéressé. Il y a quelques mois, il a acquis chez Michael Schultz (Berlin) un grand triptyque de Markus Lüpertz, Zyklop I, II, III-dithyrambisch. « Il réfléchit beaucoup, ne se décide pas vite, observe le galeriste. Il avait vu le triptyque il y a deux ans à la foire de Cologne, mais il n’a réagi que cet été. Il y a chez lui ce mariage des sentiments et de la raison. Il peut être rapidement accroché par une œuvre, et attendre que la raison fasse son chemin. » Vers 1996, sur les conseils de Werner Spies, il opte pour les Picasso tardifs. « Le choix est très intellectuel et judicieux. Tout à coup, les Picasso des années 1960 deviennent une peinture contemporaine. Cela donne une base et une légitimité à sa collection », observe Werner Spies. Certains estiment aujourd’hui que Frieder Burda « ne suit aucune trajectoire et se repose sur des conseillers aveugles », assertion qu’inspire une section contemporaine encore bancale. « Il aime la simplicité et l’efficacité. Il n’a pas une collection mode », défend Jean-Louis Prat, ancien directeur de la Fondation Maeght [à Saint-Paul de Vence].

Générosité
La démarche de Frieder Burda tranche avec celle de nombreux collectionneurs allemands qui « cannibalisent » les villes dans lesquelles ils déposent leurs collections. « Brandhorst à Munich ou Flick à Berlin ont étranglé ces villes. Ils attendent tous que la municipalité leur paye les travaux, ce qui vampirise les fonds pour les musées. L’action de Frieder Burda est plus généreuse », assure Ralph Wernicke, de la galerie Michael Janssen (Cologne). Un jugement qu’accrédite l’artiste Jean Hucleux, portraitiste de nombreux collectionneurs germaniques : « Peter Ludwig donnait l’impression d’être quelqu’un d’important. Burda n’a pas idée de son importance. » Le terrain sur lequel se trouve la fondation appartient au Land de Bade-Wurtemberg, auquel le musée reviendra dans quatre-vingt-dix-neuf ans. L’ouverture de la Collection Burda marque d’ailleurs une synergie intéressante entre une fondation privée et une institution publique, concrétisée par une passerelle de verre reliant le musée à la Kunsthalle de la ville. Une fois par an, les deux structures organiseront des expositions communes. Une manière d’oxygéner un centre d’art, actif dans les années 1970, en perte de vitesse depuis faute de crédits. « Les expositions de la Kunsthalle permettront d’anticiper ou de préfigurer la collection future de Burda », remarque Klaus Gallwitz, directeur de la Fondation. La francophilie de Frieder Burda le distingue aussi de ses compatriotes collectionneurs. Il a notamment aidé les musées de Strasbourg en leur injectant 1,5 million de francs entre 2000 et 2003. Beaubourg lui doit un grand dessin de Polke. Son tropisme français ne se perçoit en revanche pas dans sa collection, encore chiche en artistes hexagonaux. Un bémol qui ne l’empêche pas d’envisager pour 2006 une exposition en forme de dialogue entre jeunes peintres français et allemands à Baden-Baden.
Voici donc un amateur modeste, suffisamment conscient de la qualité de sa collection pour ne pas avoir à s’en gargariser. Un oiseau rare dont beaucoup de collectionneurs allemands ou français pourraient s’inspirer...

Frieder Burda en dates

1936 Naissance à Gengenbach (Allemagne). 1968 Achat de sa première œuvre. 1988 Premières acquisitions de Richter et Polke. 2004 Ouverture de la Sammlung Frieder Burda à Baden-Baden.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°206 du 7 janvier 2005, avec le titre suivant : Frieder Burda

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