L’art islamique, dans ses multiples composantes, est l’affaire de rares collectionneurs-amateurs, car il requiert une connaissance fine de
la civilisation islamique qui s’étend sur près de quatorze siècles, de l’Espagne aux Indes et à l’Iran.
Entourée de plats iraniens du IXe au XIVe siècle et de ravissantes miniatures persanes et indiennes, Annie Kevorkian a de quoi être fière dans sa galerie du quai Malaquais, à Paris. En avril, le musée du Louvre exposera une rarissime amphore hispano-mauresque vendue 3,6 millions d’euros l’an dernier aux enchères par maîtres Rieunier & Bailly-Pommery. Annie Kevorkian, qui travaille également avec les études Poulain Le Fur et Boisgirard, était l’expert de la vente. L’amphore avait fait partie des collections de l’amiral d’Estournel de Constant, dans son château des Aygulades près de Marseille. Jusqu’à la Grande Guerre, l’art islamique attira d’importants collectionneurs français, dont Ambroise Firmin-Didier, fils de l’imprimeur et libraire Firmin ; Louis Gouse, directeur de la Gazette des beaux-arts ou encore le couturier et grand amateur d’art, Jacques Doucet.
Aujourd’hui, même si la majorité des professions libérales qui soutenaient le marché il y a trente ans n’ont plus les moyens de subvenir à leur passion, la France compte encore un bon nombre de collectionneurs passionnés, estime Annie Kevorkian. Pour d’autres, qui auraient les moyens financiers requis, l’art islamique n’apparaît pas comme un choix évident.
« Il faut une certaine éducation pour apprécier l’art islamique, qui est un art relativement occulté en France », ajoute Annie Kevorkian.
Premier obstacle à cette appréciation : l’énorme variété de l’art du monde islamique, qui s’étend, sur une période de presque quatorze siècles, de l’Espagne jusqu’aux Indes en passant par l’Iran. Deuxième obstacle, de taille : l’art de l’islam ne supporte pas les critères de jugement esthétiques occidentaux. La peinture de chevalet n’existe pas et les miniatures, que l’on voit souvent en vente, ne furent jamais destinées à être exposées. L’islam ne connaît pas la sculpture, tenue pour blasphématoire parce que reproduisant de l’œuvre de Dieu. Considérée en revanche comme un art suprême, mis au service du Coran révélé au Prophète, la calligraphie n’exprime pleinement sa beauté qu’à celui qui sait la lire et, encore mieux, l’écrire. Quant aux arts du métal et de la céramique, tellement prisés dans le monde arabo-musulman, l’Occident les tient pour mineurs, voire décoratifs.
On trouve des objets en métal et en céramique de grande qualité dans les ventes d’art islamique organisées deux fois par an à Paris par l’expert Lucien Arcache et le commissaire-priseur Jacques Tajan. Né au Caire d’une mère française et d’un père libanais descendant de l’interprète de Napoléon Bonaparte, Lucien Arcache conseille de grands collectionneurs tout en travaillant, depuis 1976, comme expert auprès de Tajan.
Adjugé 5 500 euros lors de la dernière vente de Lucien Arcache chez Jacques Tajan, un présentoir syrien en laiton ajouré incrusté de cuivre et d’argent, début XXe siècle, fut préempté par les Musées nationaux. Autre témoignage de l’art du métal, un divid, une écritoire ottomane datant des années 1754-1757 est parti pour 30 000 euros, tandis qu’une table de scribe ottomane du début du XVIIe siècle, en marqueterie de nacre, ébène, ivoire et os, trouva preneur à 24 000 euros.
L’Iznik de Turquie est sans doute la plus connue des céramiques du monde islamique. Un prix record mondial pour un objet Iznik – 3,6 millions de francs pour un plat tabak du groupe dit de Damas, tout en camaïeux de bleu et un vert tilleul fort rare –, fut établi en 2000 lors de la vente organisée par maîtres Badin Godeau et Leroy avec les experts Marie-Christine David et Laure Soustiel.
Les cinquante et une pièces de la collection Champret, dont ce plat faisait partie, furent adjugées 9 937 100 francs.
Bien actif en France, le marché de l’Iznik connut son apogée pendant les années 1980. Le pétrole qui devait être acheminé à travers la Turquie, à cause de la révolution islamique en Iran (1979), fut alors à l’origine d’importantes fortunes qui s’investirent dans la redécouverte de l’art ottoman.
Cet âge d’or est révolu. Malade, l’économie turque titube, depuis cinq ou six ans, de récession en dévaluation. Le musée Sadberk Hanim d’Istanbul arrive néanmoins à acheter de temps en temps des pièces d’Iznik qu’il juge particulièrement importantes.
Perfectionnée au Proche-Orient plusieurs siècles avant l’Europe, la céramique arabo-islamique cherchait souvent à imiter les techniques et les effets du métal, tels le champlevé, la gravure et
le lustrage. L’Afrique du Nord possède sa propre tradition.
En décembre dernier, Marie-Christine David et Laure Soustiel aidèrent à la dispersion par maître Jean-Pierre Gestas, à Pau, de sept mille carreaux tunisiens, pour la plus grande joie d’une clientèle composée pour l’essentiel de décorateurs d’intérieur et de pieds-noirs cherchant à renouer avec leurs racines. Produit total pour cette collection d’un ancien gouverneur français d’Alger : plus de 100 000 euros.
« On présente quasiment les mêmes objets en vente à Paris qu’à Londres, mais il faut reconnaître que les Anglais arrivent souvent à obtenir des prix plus élevés pour les pièces très recherchées », reconnaît Marie-Christine David, dont le cabinet se trouve dans la galerie Soustiel, boulevard Haussmann à Paris, fondée en 1935 par le marchand d’origine turque Joseph Soustiel.
« Une faiblesse du marché parisien, c’est la dispersion des lots d’art islamique par petit nombre dans des ventes par-ci, par-là. Tandis que les ventes à Londres, mieux orchestrées, ont lieu à date fixe.
Le client peut prévoir d’y passer la semaine et tout voir. »
Aujourd’hui, Londres est l’autre capitale du marché de l’art islamique. New York, qui comptait jusque dans les années 1950 plusieurs grands marchands, n’en possède aucun aujourd’hui. Tandis que l’embargo américain imposé depuis la révolution islamique sur les objets venant d’Iran – ainsi que celui, plus récent, sur toute pièce d’origine irakienne –, rend impossible l’organisation d’une vente chez Sotheby’s et Christie’s New York. Les deux maisons concentrent donc leurs efforts sur Londres,
où elles organisent deux grandes ventes par an, en avril et en octobre. La capitale britannique compte aussi quelques très grands marchands comme Sam Fogg, grand spécialiste de livres anciens européens récemment converti à l’art islamique, Michael Franses de la Textile Gallery, l’expert « en chambre » Oliver Hoare, ainsi que la Mansour Gallery dans Mayfair, la galerie Momtaz Islamic Art ou encore Simon Ray.
« Pendant le règne du shah, sa femme Fara Diba achetait beaucoup à Londres et tout ce qui était iranien valait très cher », explique Irene Momtaz, spécialiste en métal et en céramique du ixe au xvie siècle. « Maintenant, à Londres, les objets de qualité exceptionnelle se vendent très bien, quelle que soit leur provenance. Mais de belles pièces restent accessibles. L’art islamique est moins coté que l’art chinois, par exemple et il y en a pour presque toutes les bourses. »
À Londres, le marché est dominé depuis quelques années par un nombre restreint d’acheteurs richissimes, presque tous originaires des pays du Golfe, qui achètent principalement en salle de ventes. Les plus influents d’entre eux sont Cheikh Nasser Al-Sabbagh du Koweït et Cheikh Saud Mohammed Ali Al-Thani du Qatar.
Le Koweït a déjà son musée dont les collections, pillées par les troupes de Saddam Hussein pendant la guerre du Golfe, furent restituées, en grande partie, après le conflit. Le musée du Qatar, dessiné par l’architecte sino-américain I.M. Pei, auquel sont destinées les récentes et spectaculaires acquisitions
d’Al-Thani, devrait s’ouvrir d’ici quelques années. Beit Al-Qouran, le musée coranique de Bahreïn, est pour sa part un grand acheteur de manuscrits. Paradoxalement, de tels acheteurs peuvent déséquilibrer le marché autant qu’ils le soutiennent, en décourageant les clients moins riches et en poussant à des niveaux parfois astronomiques les prix des objets convoités.
Seul un très riche acheteur pourra emporter l’étonnante bouche de fontaine en forme de coq en bronze doré, que propose Christie’s Londres dans sa vente d’art et de manuscrits islamiques, le 29 avril. Élaboré en Espagne sous le califat ommeyyade, vers le XIe siècle, et haut de 43 centimètres, l’oiseau est à la fois très stylisé et craquant de vie. Son prix pourrait dépasser 1 million de livres.
« Au XIe siècle, la civilisation de l’Espagne musulmane était bien en avance par rapport à celle de la plupart des autres pays européens », explique William Robinson, directeur du département d’art islamique chez Christie’s. « Quant à la forme de ce coq, elle aurait été trop figurative pour certaines cultures islamiques, et prend ses racines dans une tradition de sculpture préislamique. »
Chez Sotheby’s, dont la vente d’art du monde islamique est programmée le 30 avril, un des lots vedette sera une rarissime écritoire en cuivre, incrustée d’argent et d’or, ayant appartenu au scribe du premier empereur moghol d’Iran, Shams Al-Din Muhammad Juraini aux alentours de 1260-1280 : son nom y figure, calligraphié au cœur d’une masse de minuscules animaux et oiseaux. « On remarque un intérêt accru pour des objets arabes datant du début de l’Islam, et nous continuons à découvrir, dans de vieilles collections, des objets extraordinaires dont personne n’avait compris la véritable valeur », commente Nicholas Shaw, directeur du département d’art islamique chez Sotheby’s. « Notre domaine est très riche, d’une très grande complexité, et nos clients sont de grands passionnés. »
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Facettes de l’art et du marché islamiques
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : Facettes de l’art et du marché islamiques