Critique d’art, codirecteur du Consortium à Dijon, directeur de la revue Frog, cofondée avec Stéphanie Moisdon, Éric Troncy (né en 1965) est aussi régulièrement commissaire d’expositions, comme pour celle intitulée « The Shell » à la galerie Almine Rech à Paris, avec pas moins de cinquante tableaux de trente artistes.
Que voulez-vous (dé)montrer avec cette exposition ?
Plusieurs choses, tant la situation est compliquée de nos jours. Mais le point de départ et l’axe le plus important, c’est la peinture. Après avoir été longtemps enthousiasmé par l’avant-garde et des formes d’art très expérimentales, je trouve que la peinture aujourd’hui est un exercice assez sincère, basique, sans supercherie : un rectangle, sur toile. Depuis un certain temps, on le sait, tout peut être art, sans problème. Et c’est bien cela d’ailleurs le problème. Les propositions indécentes étaient possibles il y a soixante ans, plus maintenant. Je suis donc parti de l’idée que si l’art a beaucoup évolué, la peinture, elle, n’a pas changé. J’ai essayé de faire une exposition joyeuse et de montrer que de cette nouvelle réalité tellement différente pouvait peut-être naître une nouvelle forme de beauté, et que le cynisme et l’ironie ne sont pas les seules réponses qu’on peut apporter.
Comment définiriez-vous cette nouvelle forme ?
À l’époque où Bridget Riley a commencé à travailler, quelle était la promesse faite aux artistes ? Aucune, rien. Elle n’allait pas vendre ses tableaux, elle n’allait pas être célèbre, elle allait juste s’adresser à ses trois amis qu’elle avait envie d’impressionner ou avec lesquels elle avait envie de discuter. Aujourd’hui la promesse est très différente : on sait qu’on peut devenir très riche, très célèbre, très vite. Christian Rosa par exemple, dont je trouve le travail très intéressant à une autre échelle, est le premier artiste qui arrive à avoir une carrière spectaculaire en un rien de temps. Il est devenu très « hot », comme on dit, alors qu’il n’avait jamais eu d’exposition et qu’aucun texte n’a été produit sur lui ! Et le plus frappant lorsqu’on parle à ces jeunes artistes, c’est qu’ils ne s’opposent plus à rien, alors que toute l’histoire de l’art s’est construite sur une opposition à ce qui précédait. Aujourd’hui ils sont très contents, tout va bien, c’est la fameuse « génération Wuss » [ndlr, que l’on peut traduire
par « génération chochotte »] de Bret Easton Ellis. Alors face à cela, on peut évidemment dire que c’était mieux avant ; je préfère moi, de loin, essayer de voir ce que l’on peut faire avec cette nouvelle donne.
Pourquoi avez-vous pris le parti d’accrocher à touche-touche tous les tableaux ?
C’est en m’inspirant de Google. Encore une fois, il y a vingt ans lorsque l’on s’intéressait à l’histoire de l’art, il n’était pas toujours simple d’avoir les informations. Aujourd’hui, on clique et tout apparaît immédiatement. La fameuse phrase du critique américain Peter Schjeldahl qui me sert ici de point de départ « l’histoire de l’art moderne était une route le long de laquelle on chemine, aujourd’hui c’est un panorama encerclant » illustre cela parfaitement. Donc j’ai fait un panorama, inspiré de ceux d’autrefois sur les grands boulevards à Paris, où l’on était entouré par une fresque d’histoire. Là c’est un panorama façon Google, à la différence près qu’au lieu d’images, j’ai eu la chance de pouvoir obtenir de très beaux tableaux. Car c’est l’exposition d’un amoureux de la peinture.
Habituellement vous faites des expositions dans des institutions. Pourquoi cette fois en galerie ?
Je pense qu’il y a vingt ans cette exposition aurait eu lieu dans un centre d’art ou une Kunsthalle. Aujourd’hui ce type de lieu n’a plus les moyens de le faire et ne s’autoriserait pas, en plus, à montrer des tableaux pornos, alors que sur Internet ces mêmes images sont banalisées. Je pense aux « Fuck paintings » de Betty Tompkins : quand elle a voulu les montrer dans les années 1970 à Paris, elle n’a pas pu car elles ont été confisquées par les douanes. En outre, faire cette exposition en institution n’aurait pas eu de sens : son principal sujet en est le marché, puisque c’est une exposition sur la peinture et que le critère dominant de la peinture aujourd’hui est le marché.
Ne retrouve-t-on pas ici votre penchant provocateur ?
J’ai conscience de l’être un peu, mais comme il n’y a plus de critiques aujourd’hui, on peut faire ce qu’on veut. Je viens d’une époque où il n’y avait pas Internet, où le marché n’était pas un critère. Regardez l’exposition « Jeff Koons ». La première chose qu’on en a dit est qu’il est l’artiste le plus cher du monde. Je pense moi, qu’il est l’artiste le plus génial du monde. Le critère aujourd’hui c’est cela : untel a acheté telle œuvre, qui vaut tant. C’est la manière dont on parle. Est-ce qu’on peut faire surgir une certaine poésie de cette situation ? J’ai essayé de faire une proposition, comme une ligne de peinture à sniffer. Une proposition généreuse en tableaux, en couleurs, en styles, en générations et j’espère aussi en idées.
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Éric Troncy : « Faire surgir une certaine poésie de la loi du marché »
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 14 février, Galerie Almine Rech, 64 rue de Turenne, 75003 Paris, tél.01 45 83 71 90, www.alminerech.com, mardi-samedi 11h-19h.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°428 du 30 janvier 2015, avec le titre suivant : Éric Troncy : « Faire surgir une certaine poésie de la loi du marché »