Yvon Lambert : Pour beaucoup de gens, nous sommes ennemis, concurrents, fâchés en permanence. C’est une légende qui nous poursuit depuis quarante ans. Qu’en penses-tu ?
Daniel Templon : Il est vrai que pendant quarante ans, nous avons eu un programme parallèle, et des artistes qui sont passés d’une galerie à l’autre et réciproquement. Cette vision de concurrence, je ne la conteste pas. Mais, cela n’aurait pas été intelligent de notre part d’être ennemis, puisque aux yeux du public, il s’agit au contraire de montrer qu’il y a eu une complémentarité permanente. Ce qui a fait l’originalité de nos galeries, c’est que très tôt nous nous sommes intéressés aux artistes étrangers, notamment américains qui n’étaient pas montrés à Paris, sauf chez Ileana Sonnabend. En 1966-68, Paris était encore sous la domination de l’école de Paris, on ne voyait, lisait et n’entendait que son éloge. L’école de Paris était morte et personne ne le disait vraiment. Nous aurions pu nous cantonner à présenter uniquement des artistes français, mais l’essentiel de la création avait déjà quitté l’Hexagone. Notre rôle a été de sortir Paris de sa léthargie et l’histoire n’a pas démenti que les jeunes artistes que nous avons montrés, comme dans mon cas Frank Stella ou Donald Judd, sont devenus les grands d’aujourd’hui. La Documenta de 1968 représente à mes yeux le changement de vision qu’on pouvait avoir de l’art de la seconde moitié du XXe siècle.
YL : Pour ma part, c’est plutôt l’exposition « Quand les Attitudes deviennent formes » d’Harald Szeemann, à la Kunsthalle de Berne, qui a été décisive.
DT : Mon goût me portait vers les peintres, le Pop Art et c’est pour cette raison que j’ai trouvé à Cassel les artistes que j’ai souhaité montrer par la suite à Paris. En 1971, j’ai rencontré à New York le galeriste Leo Castelli qui m’a présenté les artistes du Pop Art.
YL : De mon côté, je m’intéressais à autre chose qu’au Pop Art. Ileana Sonnabend s’en chargeait déjà, alors à quoi bon ! Je me suis donc orienté vers l’art conceptuel. En tout cas, aujourd’hui, on ne peut plus vivre une aventure comme il y a trente ans, le métier a changé.
DT : Lorsque nous avons commencé, peu de monde s’intéressait à l’art contemporain. Nos expositions n’étaient vues que par une centaine de personnes. L’aspect culturel primait sur l’aspect commercial. Aujourd’hui, il est passé au second plan.
YL : Ce qui a changé aussi, c’est que je suis resté dans quelque chose de plus contemporain, et toi tu t’es davantage intéressé à une peinture plutôt classique.
DT : On ne peut pas hiérarchiser les médiums. Il n’y a pas une histoire de l’art où un médium viendrait en remplacer un autre. Ce n’est pas parce que j’expose des jeunes artistes qui font de la peinture que ma galerie devient de fait classique ou traditionnelle. Ce que je privilégie, c’est l’intérêt de l’oeuvre, le discours de l’artiste. J’aime autant un artiste abstrait comme Stella, un figuratif comme Eric Fischl, une photographe comme Cindy Sherman qu’une vidéo de Bill Viola. Un collectionneur américain peut acheter ces cinq artistes dans une seule et même journée. Simplement, je trouve qu’il y a plus de profondeur aujourd’hui chez des artistes qui font de la peinture, que parmi ceux qui utilisent la vidéo ou les objets.
YL : C’est que tu ne regardes pas ailleurs, ta description est bancale quelque part, elle t’arrange ! Tu as un succès commercial qui est sans doute beaucoup plus grand que le mien.
DT : Aujourd’hui, heureusement, tout se vend, tous les artistes et toutes les tendances.
YL : Je ne peux pas dire qu’aujourd’hui tout se vende. Vendre un tableau ou une photographie d’Andres Serrano, ce n’est pas la même chose. Le marché répond plus facilement à la peinture qu’à la vidéo ou à la photographie.
DT : Je n’ai jamais exposé un peintre plutôt qu’un vidéaste en me disant que cela allait mieux se vendre. Si je m’intéresse davantage aux peintres, ce n’est pas pour un calcul financier à court terme, mais parce que j’y vois plus de profondeur.
YL : Quand on choisit un artiste, on aime aussi le succès, cela fait partie de notre métier.
DT : Notre plaisir comme vieille galerie d’art est d’avoir vu juste avant les autres.
YL : Peut-on encore voir juste ?
DT : Quand des nouveaux collectionneurs viennent me voir et me demandent quels sont les Jasper Johns ou Robert Rauschenberg de demain, je réalise qu’il y a vingt ans, je leur aurais répondu avec beaucoup d’assurance. Aujourd’hui, je répondrais de manière plus modeste, car il est de plus en plus difficile de discerner les futurs grands de demain. Quand on a commencé, seuls cinquante lieux montraient de l’art contemporain dans le monde. Aujourd’hui, il y a au moins 2 500 espaces dédiés à l’art actuel. On les a construits sans se poser la question de savoir avec quoi on allait les remplir. Or, le nombre de bons artistes en 2006, n’est pas supérieur à celui de 1966. Ces lieux exposent le tout-venant, d’où l’afflux d’artistes médiocres.
YL : Lorsqu’on vient me voir pour savoir quels sont les artistes de demain, dans un premier temps, je me méfie, car il s’agit d’une volonté d’investissement. Si je vends une oeuvre, je ne peux pas garantir un bénéfice de 2 % par an. Pour revenir à ce qui nous différencie aujourd’hui, c’est aussi le fait que j’ai ouvert voilà trois ans et demi une galerie à New York.
DT : Depuis 1971, je suis allé plus de 200 fois à New York. Il y a trente ans, j’ai eu la possibilité d’ouvrir une galerie dans l’immeuble de Leo Castelli, mais j’y ai renoncé, car je pense que pour gérer une galerie à New York, il faut y vivre. Il y a tellement de travail à faire en France et en Europe, que je préfère y consacrer mon énergie plutôt que de me disperser.
YL : La question de posséder une galerie à Paris ou à New York pose aussi celle de la difficulté à exporter les artistes français.
DT : L’image des artistes français est liée à celle de la France. Or, celleci est dégradée sur le plan économique. Nous sommes en pleine démocratie sociale, alors que nous aurions dû évoluer vers le libéralisme. Tant qu’on ne mesurera pas que le secteur privé a un rôle majeur à jouer, on renverra l’image d’un pays sclérosé et les artistes français en souffriront. Pour les galeries françaises qui viennent d’ouvrir, l’accès aux jeunes artistes internationaux est aussi plus difficile qu’il ne l’était à notre époque. L’image de la France n’était pas aussi dégradée qu’aujourd’hui, les artistes américains trouvaient valorisant d’exposer en France dans les années 1970. Ce n’est plus le cas maintenant.
YL : Ils disent même pire, que la France, ce n’est plus essentiel. Mais tu as aussi profité du fait que l’Etat centralise tout. Tu as eu des relations très proches avec les ministres successifs qui ont provoqué des rencontres avec des chefs d’entreprise.
DT : Je n’ai jamais rencontré de chefs d’entreprises par le biais du politique. J’ai obtenu ces contacts par moi-même. Je ne mets pas les pieds dans les ministères en dehors des réceptions officielles. Les chefs d’entreprises ne vont jamais au ministère de la Culture, malheureusement sans doute, et il y en a trop peu qui achètent de l’art.
YL : Pour conclure, penses-tu que la relation marchand/artiste a évolué ?
DT : Non, elle n’a pas trop évolué, c’est une petite histoire d’amour et quand un artiste pense qu’il n’est pas assez aimé, il part. Mais généralement, ceux qui quittent leur galerie en pensant que c’est bien mieux ailleurs, se trompent. Cela peut générer momentanément une amélioration de leur situation, mais dans la plupart des cas, ces bénéfices sont infimes sur le long terme. Rares, en effet, sont les artistes à avoir quitté leur galerie pour une autre, à avoir fait un bond en avant.
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Entretien entre Daniel Templon et Yvon Lambert, galeristes
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Abonnez-vous dès 1 €Daniel Templon et Yvon Lambert sur le perron de la galerie Yvon Lambert (2006) - Photo D.R.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°250 du 5 janvier 2007, avec le titre suivant : Entretien entre Daniel Templon et Yvon Lambert, galeristes