Derrière la redécouverte d’un artiste, comme actuellement Charles Pollock (le frère de Jackson) et Henry Valensi, œuvre souvent une famille dont l’énergie est tout entière dirigée vers la reconnaissance de celui-ci.
Découvrir un talent oublié ou injustement minoré constitue une sorte de Graal pour les commissaires, une mine d’or parfois pour les galeristes et une grande satisfaction pour les musées. Mais les cas sont rares. Et il faut distinguer le rattrapage du vivant de l’artiste de la réhabilitation d’artistes dits historiques, comme celle, l’an dernier à la biennale du Whitney, d’Etel Adnan, peintre octogénaire née à Beyrouth et vivant entre Paris et New York. À la faveur des études culturelles, ont fleuri ces dernières années des rétrospectives consacrées aux figures féminines des avant-gardes comme Sophie Taeuber-Arp, Sonia Delaunay ou Lioubov Popova. Et puis, il y eut également celles des « seconds couteaux » des grands mouvements comme Gérard Vulliamy pour le surréalisme. Dans ces cas plus spécifiques, il faut souvent que les commissaires et les institutions s’adressent aux ayants droit. L’aventure tourne alors souvent au cauchemar. On ne compte plus les récits en aparté sur tel ou tel héritier particulièrement tatillon, intrusif, directif et, parfois aussi, financièrement déraisonnable.
Il existe cependant des familles qui se sont donné pour mission de faire mieux connaître l’œuvre dont elles ont hérité. Ainsi Didier Vallens et l’association des ayants droit du peintre Henry Valensi – l’oncle de M. Vallens – travaillent-ils depuis 1983 à l’inventaire et à la reconnaissance de ce peintre, membre fondateur de la Section d’or en 1912 puis du mouvement musicaliste. Ainsi, aussi, de Francesca Pollock et de sa mère Sylvia Winter Pollock, respectivement fille et épouse de Charles Pollock, qui s’emploient avec énergie depuis la fin des années 1990 à montrer les toiles et dessins du frère de Jackson Pollock et homonyme d’un célèbre designer. Chacune avec leurs méthodes, ces familles parviennent enfin après de longues péripéties, beaucoup d’abnégation et d’optimisme à sortir l’œuvre de ces peintres d’une indifférence polie et grandement injustifiée.
Charles, l’autre Pollock, celui que l’on ne connaît pas
Charles Pollock n’est pas né dans une famille ordinaire, il est membre de la fratrie Pollock, frère aîné du fameux Jackson, incarnation de l’émancipation de la peinture américaine après la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, sans Charles, Jackson n’aurait pas eu cette carrière puisqu’il n’aurait pas suivi de cours d’art à New York. L’histoire de Jackson, on la connaît ; celle du rôle décisif qu’eut son grand frère, beaucoup moins. Il semble n’y avoir de place dans l’histoire que pour un seul Pollock.
Depuis vingt ans, sa fille et sa veuve ne sont toutefois pas d’accord avec cela et, patiemment, rassemblent toutes les conditions pour que l’œuvre soit enfin regardée à sa juste mesure. Publication d’une monographie puis de la correspondance de la famille Pollock, exposition personnelle à la Fondation Fernet-Branca en 2009 puis d’un ensemble de peintres abstraits américains dans la même institution quatre ans plus tard : les deux femmes savent bien que la crédibilité ne surgit pas seule. Ainsi, les archives sont recensées, triées, analysées, cataloguées. Les toiles abstraites de grand format sont enchâssées et restaurées aux frais de la famille qui met tout en œuvre pour que le corpus soit enfin considéré correctement. Elles ont fait le tour des institutions parisiennes, des historiens. Leur manque de curiosité les a un peu abasourdies, car trop peu de rendez-vous ont été pris afin de montrer les œuvres.
Les grands formats des années 1960 sont parmi les plus belles pièces du fonds familial, une richesse encore insoupçonnée malgré le travail des deux héritières, épaulées dans ce processus par la galerie new-yorkaise Jason McCoy et la munichoise American Contemporary Art Gallery. L’année 2015 pourrait bien être leur année, car l’institution Guggenheim de Venise dédie son espace d’exposition temporaire à Charles. Un livre de cuisine tiré des archives de la Pollock-Krasner House & Study Center et préfacé par Francesca Pollock sortira également au printemps [Robyn Lea, Dinner with Jackson Pollock, Assouline] éclairant par ricochet le travail des Pollock mère et fille. Il semblerait qu’enfin le public puisse réaliser que l’art de ce frère discret, pourtant ami avec Clement Greenberg, a été injustement sous-exposé.
Une chaîne pour redécouvrir Valensi
Henry Valensi non plus n’était pas un paria. Proche de Marinetti avant que celui-ci ne lance le Manifeste du futurisme en 1909, il fut même membre fondateur de la Section d’or en 1912 avec Duchamp, Picabia, Gleizes, Metzinger. « Cela peut sembler anecdotique, mais il est aussi le seul Français à avoir exposé, sur invitation de Mikhaïl Larionov, à la mythique exposition du Valet de Carreau en 1910 à Moscou », confie Benoît Sapiro de la Galerie Le Minotaure. Puis, en 1932, Valensi fonda le musicalisme, un mouvement pictural qui ne rencontrera pas le succès escompté malgré quelques adeptes de choix comme le couple Delaunay ou l’historien de l’art italien Lionel Venturi. Enfin, Valensi est le père de la cinépeinture, expérimentation précoce d’une animation musicale et picturale au cinéma. En 2012, une première apparition, discrète, dans l’exposition « 1917 » permet de découvrir Expression des Dardanelles, toile dans laquelle Valensi synthétise son expérience de peintre de guerre. Mais c’est en 2013 que le public et la critique découvrent véritablement cet artiste au détour de l’une des salles du réaccrochage des collections du Musée national d’art moderne, « Modernités plurielles ». Là, sept toiles dont les volutes hédonistes de Mariage des palmiers (1921) et de Symphonie verte (1935) encadraient Symphonie printanière, son grand œuvre filmique réalisé entre 1936 et 1960. Cette fois-ci, les conditions diffèrent : les peintures ont été choisies en 1954 et léguées par l’artiste à sa mort en 1960. Le film, quant à lui, a été donné au Centre Pompidou par l’association des ayants droit une fois la restauration effectuée par le CNC.
C’est à Cécile Debray et Michel Gauthier, conservateurs au musée, que l’on doit d’avoir ressorti ces œuvres des tréfonds de la collection nationale. Il aura fallu cette fois-ci la conjonction de l’intérêt d’une journaliste, Marie Talon, qui est allée jusqu’à réaliser un master en histoire de l’art pour mieux appréhender tout le contexte créatif à l’œuvre de Valensi et rédiger une monographie, l’optimisme de Didier Vallens le neveu et, finalement, la curiosité des historiens Pascal Rousseau et Arnauld Pierre pour qu’enfin on puisse réaliser l’originalité de ce peintre. Michel Gauthier, proche des deux historiens, s’est plongé avec enthousiasme dans l’ensemble des dix-huit toiles peintes entre 1912 et 1949 que possède le Centre Pompidou pour en exposer sept. Il parle du film qui a intégré récemment les collections comme d’une « œuvre capitale » : « Ce film est absolument génial, car vous y voyez défiler tous les possibles de ce qu’a pu engendrer la peinture pendant 30 ou 40 ans. »
Loin de se réduire à une transposition picturale de la musique, le musicalisme fut fondé en 1932 par Valensi, Gustave Bourgogne, Vito Stracquadaini et le Suisse Charles Blanc-Gatti (lui-même objet d’un travail de réhabilitation entrepris par Gallien Déjean et Lucile Dupraz et publiée cet automne). Le peintre produisit des symphonies visuelles empruntant aux saisons, sillonna l’Europe pour promouvoir cette conception quasi scientifique de la peinture tout en étant profondément lyrique. S’il fut assez discret et rentier, se passant volontiers du commerce de ses œuvres qu’il préférait offrir, il aimait exposer. Apprécié, il décrocha la médaille d’or de l’Exposition internationale en 1937. Sa peinture, dynamique et puissamment colorée, reste très séduisante et solaire.
La charge titanesque des familles
Désormais, l’association travaille de concert avec les galeries Le Minotaure et Alain Le Gaillard qui ont monté une rétrospective importante cet automne, puis se sont employées à montrer des toiles et la cinépeinture à la Fiac, à la Biennale des antiquaires et à l’Armory Show de New York. La machine est en marche. Enfin, aimerait-on dire ! Il aura fallu tenir, investir temps et argent dans une conservation adéquate, et le récolement des mille deux cents œuvres peintes et dessinées disséminées à travers le monde mais dont une grande partie compose le trésor de l’association. Convaincre, attendre, longtemps. La famille Pollock aussi aura beaucoup attendu depuis qu’elle entreprit à la fin des années 1990 de recenser les quelque cinq cents œuvres, de découvrir progressivement la richesse de la correspondance. Il n’y a pas de recette. Même en étant dans les collections publiques, les œuvres de Valensi étaient restées méconnues pendant plus de cinquante ans. Même avec un travail de fond et des publications, des dons aux Archives of American Art et à la Bibliothèque Kandinsky, le travail de galeristes, les créations de Charles Pollock n’avaient été que trop peu vues. Numériser, encadrer, nettoyer, restaurer, tout cela fut à la charge des familles. Et difficile de démarcher les institutionnels, trop désireux de marquer leur indépendance de jugement et de ne pas se faire instrumentaliser par le marché. Trop peu curieux aussi s’avouera-t-on en off. Comme une partie de la critique spécialisée. Le succès de la promotion d’un corpus d’artiste reste, malgré tout, une alchimie énigmatique.
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Ces ayants droit qui œuvrent à la reconnaissance des artistes
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : Ces ayants droit qui œuvrent à la reconnaissance des artistes