Qu’elles soient professionnelles ou non, les transactions d’œuvres d’art sont soumises à des impositions différentes. Mais il est parfois délicat d’en déterminer la nature.
Deux décisions des juridictions administratives, la première de la cour administrative d’appel de Bordeaux, la seconde du Conseil d’État, illustrent les difficultés à tracer des limites claires entre les opérations des amateurs ou collectionneurs et celles des professionnels de l’art.
Une des singularités du marché de l’art se trouve dans la confusion des protagonistes : les fournisseurs, que les spécialistes de la comptabilité nationale appelleraient les « ménages », sont aussi les principaux acheteurs. Pour l’administration fiscale, cela pose un problème : comment distinguer ce qui tient de la libre gestion des actifs des ménages relevant des dispositions fiscales de la plus-value – exonérée en France pour les ventes de moins de 3 000 euros –, et ce qui constitue une activité commerciale soumise à la TVA, aux BIC (bénéfices industriels ou commerciaux) et à l’IS (impôt société), selon le mode d’exercice (affaire personnelle ou société). Sur cette question, les préoccupations de l’administration fiscale rejoignent celles d’une partie des professionnels, représentés en particulier par le Syndicat national du commerce de l’antiquité et de l’occasion, qui dénonce régulièrement la concurrence déloyale du para-commercialisme.
La cour administrative d’appel de Bordeaux a tranché le 30 octobre 2003, en faveur du contribuable, un litige fiscal précédemment arbitré par le tribunal administratif de Poitiers au bénéfice du fisc. L’administration avait en effet réintégré comme des revenus professionnels, soumis à la TVA et aux bénéfices commerciaux, une succession de transactions importantes. En 1998, le contribuable concerné avait acheté pour 200 000 francs un lot de meubles et d’objets d’art, parmi lesquels une commode estampillée revendue peu après pour 950 000 francs ; la même année, cet « amateur » éclectique avait acquis du descendant d’un artiste sculpteur un ensemble de meubles, tableaux et sculptures (32 pièces) pour 130 000 francs et un lot de 15 tableaux pour 250 000 francs dont 10 furent revendus deux ans après. Le fisc avait considéré que ces acquisitions caractérisaient une activité habituelle. Les reventes, par conséquent, étaient des opérations taxables. Le tribunal administratif de Poitiers avait validé cette position.
Les juges de Bordeaux ont pris le contre-pied. Leurs attendus sont explicites : « eu égard au faible nombre de transactions ainsi relevées, dont certaines d’ailleurs contestées [par le contribuable], et alors qu’un seul achat aurait été suivi de revente au cours de la période considérée et qu’une deuxième cession d’un lot de dix tableaux a eu lieu plus de deux ans après leur acquisition, et en dépit du montant des opérations, comme du lieu de dépôt des objets achetés, pour lesquels au surplus le requérant a fourni une explication, celui-ci ne peut être regardé comme ayant exercé à titre habituel une profession commerciale au sens des dispositions de l’article 34 du CGI ou comme ayant procédé à des livraisons de biens en tant qu’assujetti à la taxe à la valeur ajoutée. »
Présomption de commercialité
En mai 2001, les juges de Bordeaux s’étaient montrés moins compréhensifs envers un marchand ; leur argumentation vient d’être approuvée par le Conseil d’État. N’était alors pas en cause la question de l’activité habituelle, puisque le contribuable concerné était un marchand patenté. Le litige portait sur une opération atypique par rapport aux transactions habituelles de ce négociant. Celui-ci avait acheté puis revendu aux enchères avec une marge très élevée (750 000 francs env.) une œuvre d’Okusai. Il avait choisi de soumettre l’opération au régime de la plus-value des particuliers en laissant le commissaire-priseur prélever la taxe forfaitaire de 5 % sur le produit de la vente. L’intérêt fiscal de cette « option » était important puisque la taxe s’élevait à 30 000 francs, alors que le fisc, après requalification de l’opération, réclamait 450 000 francs ! Le tribunal administratif de Toulouse avait annulé le redressement (17 juin 1997), ceci principalement pour des raisons de procédure (le contrôle fiscal avait été déclenché sur la base d’une lettre de dénonciation que le fisc avait refusé de produire). La cour administrative de Bordeaux avait au contraire arbitré en faveur du fisc.
À partir de la constatation que le compte de l’exploitant avait été crédité du produit de la vente, versé sur le compte bancaire professionnel, la cour de Bordeaux avait estimé « qu’il appartient, dans ces conditions, au contribuable de justifier, sans que l’administration ait […] à démontrer une confusion de ses patrimoines professionnel et privé ou l’absence de caractère probant de sa comptabilité, que cette écriture correspond à un apport qu’il a fait, à partir de ses fonds personnels, à son entreprise ; que la seule circonstance que cette peinture n’a pas été inscrite par l’intéressé dans ses livres d’inventaires ou dans son “livre de police” n’est pas, à elle seule, de nature à démontrer que l’opération litigieuse s’est inscrite dans le seul cadre de la gestion de son patrimoine privé […] ; que le contribuable n’apporte en réalité aucune précision sur la manière dont l’œuvre est parvenue entre ses mains ; que, par la suite, à défaut pour l’intéressé d’apporter la justification qui lui incombe, la somme litigieuse a été à bon droit regardée […] comme correspondant à une opération réalisée dans le cadre de son activité de marchand […] et devait être comprise dans les bénéfices industriels et commerciaux [de l’année de vente] ». La cour a par ailleurs estimé que le contribuable ne pouvait bénéficier des dispositions d’étalement des revenus exceptionnels (art. 163 du CGI), « les modalités selon lesquelles la vente litigieuse a été réalisée ne caractérisant pas une activité excédant le cadre habituel de la profession du contribuable […] et l’importance du profit réalisé ne caractéris[ant] pas davantage un revenu exceptionnel ».
En guise d’atténuation, la cour de Bordeaux a admis que le marchand ne devait pas être considéré de mauvaise foi (ce qui lui a évité des pénalités coûteuses) et que la somme versée au titre de la taxe forfaitaire devait être imputée sur les rappels d’impôts sur les bénéfices.
Le Conseil d’État, saisi d’un recours du ministère des Finances et d’un recours incident du marchand, a rejeté les deux demandes, et validé le dispositif de la cour de Bordeaux en observant que « les modalités selon lesquelles la vente litigieuse a été réalisée ne caractérisaient pas une activité excédant le cadre habituel de la profession d’antiquaire de l’intéressé et que l’importance du profit réalisé ne caractérisait pas davantage un revenu exceptionnel ».De façon un peu contradictoire, puisque le Conseil d’État a validé la décharge des pénalités de mauvaise foi, son arrêt relève que « suffisait à établir la mauvaise foi [du marchand] la circonstance que l’intéressé a sciemment omis de rattacher aux bénéfices que lui procure son activité de marchand l’opération par laquelle il a acheté puis revendu le tableau d’Hokusai, alors même que cette opération revêtait un caractère commercial ».
Si la deuxième affaire procède d’une certaine logique, la première est plus ambiguë, car elle érige en présomption d’activité non commerciale des pratiques d’amateurs « compulsifs » qui entrent directement en concurrence avec les professionnels. Ainsi va le marché.
(CE. 3 mai 2004. Arrêt n° 236669)
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Amateur, commerçant : un arbitrage fiscal difficile
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°197 du 8 juillet 2004, avec le titre suivant : Amateur, commerçant : un arbitrage fiscal difficile