Alain Quemin, trente-quatre ans, sociologue continuateur des travaux de Raymonde Moulin, maître de conférences à l’université de Marne-la-Vallée, est l’auteur d’un rapport consacré au rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain qui devrait être publié vers le 20 juillet. Cette étude, commandée par le ministère des Affaires étrangères, met en avant le lent déclin de l’art contemporain français sur la scène internationale (musées, grandes galeries, salons et ventes publiques). Entretien.
Quel a été le point de départ de cette étude ?
Le rapport m’a été commandé par la Direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID), la principale division du ministère des Affaires étrangères. Cette initiative remonte à mai 2000.
Quelles étaient les interrogations de vos commanditaires ?
La lettre de commande initiale concernait “le rôle des pays prescripteurs sur le marché de l’art contemporain”. J’ai pensé qu’il était dommage d’étudier seulement le marché sans prendre en compte les institutions. De même, je n’ai pas voulu me limiter aux pays leaders et j’ai décidé d’élargir l’étude à l’ensemble des pays, de façon à montrer comment certains jouent un rôle moteur alors que les autres suivent. Les Affaires étrangères voulaient essentiellement établir une sorte de bilan portant sur la présence des artistes français à l’étranger.
Le ministère de la Culture n’a-t-il pas été consulté ?
Je crois que l’initiative de l’étude revient uniquement au ministère des Affaires étrangères mais un comité de pilotage a été constitué, et outre mes interlocuteurs dans ce ministère, celui-ci a inclus un inspecteur de la Délégation aux arts plastiques, ainsi que le responsable pour les arts plastiques de l’Association française d’action artistique (Afaa).
Est-il pertinent de créer, en 2001, un classement des artistes selon leur nationalité ? L’œuvre même n’importe-t-elle pas plus que la nationalité du créateur ?
Vous avez raison de poser cette question car c’est une croyance qui est très ancrée dans le monde de l’art. En vertu de celle-ci, le génie de l’artiste serait complètement déconnecté de la société dans laquelle il vit, libre de tout déterminisme social et territorial. Pourtant, si l’on ne considère plus les individus pris dans leur singularité, mais de façon globale, on découvre que les artistes américains occupent clairement la première place dans le monde de l’art international, suivis par les Allemands puis, assez loin derrière ceux-ci, des Britanniques, des Français et des Italiens. Les statistiques que j’ai construites révèlent un déterminisme géographique particulièrement fort.
Un des outils que vous utilisez pour montrer le recul des artistes français sur la scène mondiale, le Kunst Kompass, est très critiqué. Cet indicateur qui apparaît très biaisé – il sur-représente outrageusement les artistes allemands – méritait-il d’être pris en compte dans votre étude ?
Le Kunst Kompass n’est qu’un indicateur parmi d’autres pris en compte dans l’étude et, c’est vrai, l’un des plus critiquables, mais je l’ai essentiellement étudié de façon diachronique, dans la longue durée. C’est un outil qui est peu exploitable en tant que tel car le poids accordé à l’Allemagne à partir du Kunst Kompass est excessif. Pourtant, lorsque l’on étudie l’évolution de ce classement, ses enseignements sont très révélateurs : si certains pays dont la France voient leur position diminuer assez nettement, d’autres, comme le Royaume-Uni, progressent. Pensez-vous réellement qu’il y aurait, parmi les gens qui produisent cet indicateur, une sorte de complot pour minorer la place des artistes français ou pour valoriser celle des artistes britanniques ? Ce n’est pas très crédible. Cet outil est donc plus pertinent sur la longue durée qu’à un moment “T” ; il rend mieux compte des évolutions que du classement absolu dans une hiérarchie des pays.
Les artistes français sont peu présents sur la scène mondiale, particulièrement lors des “grands-messes” du marché de l’art contemporain que sont les grandes ventes de New York et la Foire de Bâle. Ce phénomène s’est-il encore accentué ces dix dernières années ?
J’ai peu étudié la progression de l’art français dans le cadre des foires et des ventes aux enchères. Dans le cas du Kunst Kompass, l’effacement des positions françaises remonte aux années 1970. De même, les derniers grands artistes français qui apparaissent dans les ventes aux enchères et atteignent les prix les plus élevés sont des créateurs dont l’œuvre s’arrête souvent aux années 1960 comme Yves Klein. On peut toutefois espérer que la présence française sera, à l’avenir, favorisée par certains acteurs qui peuvent intervenir de façon motrice sur le marché de l’art, comme François Pinault.
Votre étude montre qu’il existe un lien important entre puissance économique d’un pays et domination artistique.
Il y a, en effet, un lien net entre ces deux variables, mais rien de mécanique. Les États-Unis sont à la fois le pays le plus riche, le plus puissant économiquement et le plus présent sur la scène de l’art contemporain. Pour autant, un pays comme le Japon, autre grande puissance économique, est pratiquement absent de la scène artistique internationale. À l’inverse, un pays comme l’Allemagne réussit encore mieux sur la scène artistique contemporaine que dans le domaine économique. Plus surprenant, la Suisse qui est un petit pays mais doté d’un rôle central sur le marché de l’art, parvient difficilement à promouvoir ses propres artistes.
Vous évoquez un rapprochement croissant entre événements institutionnels et événements liés au marché. Quelles sont les incidences de ce rapprochement ?
Les foires et les biennales viennent scander l’activité du monde de l’art contemporain. Les principaux acteurs ont tendance à fréquenter ces mêmes grands rendez-vous. Ces occasions de sociabilité permettent au milieu de l’art contemporain de fonctionner comme des “académies informelles” réunissant des acteurs qui appartiennent tous au monde de l’art et contribuent à l’élaboration des choix et des jugements. Tous ces acteurs voient les mêmes expositions au même moment, dans les mêmes pays, échangent des informations et confrontent leurs jugements. Ce qui explique en partie que, malgré l’éloignement géographique, on obtienne des similitudes de jugements et de choix esthétiques qui peuvent sembler troublantes.
Vous parlez d’une emprise croissante du marché sur le processus de valorisation des artistes et de leurs œuvres. Qu’en est-il ?
Le marché de l’art est de plus en plus international. Si, au niveau national, il est possible de favoriser l’éclosion d’artistes avec un soutien institutionnel fort, ceci est beaucoup plus risqué à l’échelle internationale car, qu’on le veuille ou non, c’est le marché qui sanctionne la qualité d’une œuvre. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles les artistes américains, dotés d’un marché puissant, réussissent si bien.
La faiblesse du marché de l’art contemporain français et la grande discrétion de ses collectionneurs contribuent-elles à expliquer le manque de visibilité des artistes français à l’étranger ?
Il y a un ensemble de facteurs qui se combinent. Un premier handicap spécifiquement français tient à la relative faiblesse du marché et des incitations fiscales à collectionner. Les collectionneurs français, traditionnellement très discrets, jouent moins le rôle de “taste-makers” – faiseurs de mode – qu’à l’étranger. Un autre handicap tient au fait que les collectionneurs français les plus importants ne s’engagent pas toujours pour soutenir la création française la plus contemporaine. En France, nos collectionneurs les plus en vue sont davantage orientés vers l’art américain. François Pinault a d’ailleurs réalisé quelques coups médiatiques en achetant des artistes américains très cotés et des artistes français déjà largement confirmés. Le soutien de l’homme d’affaires à de plus jeunes générations d’artistes est encore peu connu.
Parmi vos propositions visant à soutenir l’art français à l’étranger, quelles sont celles qui vous semblent le plus efficaces ?
La première pourrait être de rendre l’art contemporain français plus visible, en France d’abord, en le mettant d’avantage en valeur dans les collections du pays. La Tate Modern à Londres n’a-t-elle pas fait la promotion des artistes britanniques en accrochant un grand nombre d’entre eux sur ses cimaises ? Cela a été d’autant plus facile que se trouvait à la tête du musée un conservateur scandinave dont la présence évitait à l’institution d’être taxée de chauvinisme. Il faudrait aussi soutenir et favoriser le marché de l’art français assez fragile, d’un point de vue fiscal, en encourageant notamment les donations et dations en art contemporain. Un autre axe de travail est à privilégier : celui de l’enseignement de l’histoire de l’art qui est trop négligé en France. Il pourrait être intéressant, en outre, d’établir des accords avec des grands musées étrangers pour que les artistes contemporains français y soient présentés dans le cadre de dépôts de longue durée. Pourquoi ne pas, pour ce faire, utiliser certaines des œuvres conservées dans le Fonds national d’art contemporain (Fnac) mais aussi dans les Fonds régionaux d’art contemporain (Frac) ?
Nous devrions aussi favoriser l’accueil des artistes étrangers en France. Longtemps, dans les années 1920 et 1930, notre capitale a fait, avec l’École de Paris, figure de centre mondial de la création artistique. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes semblent s’orienter spontanément vers New York, Londres ou Berlin et Paris perd sans doute de son pouvoir d’attraction. Particulièrement auprès des artistes issus de pays “périphériques”. Ils sont pourtant de plus en plus importants sur la scène internationale de l’art, et constituent un enjeu pour la compétition artistique internationale.
Enfin, le soutien institutionnel qu’apporte la France à ses artistes pour être présents à l’étranger, est à la fois nécessaire et parfois trop visible. Le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis soutiennent aussi beaucoup leurs artistes... mais souvent de façon plus discrète.
Si vous aviez à dresser un bilan portant sur le dispositif institutionnel de soutien de l’art français à l’étranger...
Il est préoccupant de constater que le soutien public à l’art français a été très accentué depuis les années 1980, ce dont il faut évidemment se réjouir, mais qu’en même temps, les divers indicateurs utilisés dans mon étude font apparaître un effritement des positions françaises sur la scène internationale de l’art. Il me semble qu’il y a aujourd’hui un hiatus entre cette intervention plus marquée des pouvoirs publics et certaines faiblesses qui apparaissent dans le rayonnement culturel international de la France, et auxquelles il faudrait désormais remédier.
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Alain Quemin - « L’effacement de la France remonte aux années 1970 »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°130 du 29 juin 2001, avec le titre suivant : Alain Quemin - « L’effacement de la France remonte aux années 1970 »