Les collectionneurs tenus de restituer une œuvre volée à leurs légitimes propriétaires ne peuvent rechercher la responsabilité de l’État français, ainsi que vient de le confirmer la cour administrative d’appel.
En 1944, le professeur et résistant Émile Terroine estimait que « la restitution des biens spoliés est une œuvre de justice et d’humanité dont la signification morale et politique dépasse de beaucoup les valeurs matérielles. Elle doit être, aux yeux de la France et du monde, une des grandes manifestations tangibles du rétablissement du droit et de la légalité républicaine ». En ce sens, l’ordonnance no 45-770 du 21 avril 1945 a réparé les erreurs du passé en prévoyant la nullité et la restitution des œuvres d’art volées à leurs légitimes propriétaires. Or les contentieux liés à ce texte continuent d’émailler la chronique, comme le rappelle un arrêt du 14 février 2025.
Au cœur de cette affaire se trouve Simon Bauer (1862-1947), qui a constitué une collection de 93 tableaux de maîtres dont une gouache intitulée La Cueillette des pois, peinte en 1887 par l’impressionniste Camille Pissarro [voir ill.]. Cette collection lui a été confisquée le 1er octobre 1943 par un marchand de tableaux en raison des lois sur le statut des Juifs. Sans scrupule, celui-ci a vendu l’œuvre. Il faut attendre 1945 pour que les juges constatent la nullité de la vente des tableaux de Simon Bauer. Toutefois la gouache de Pissarro n’a pu être restituée et est même exportée aux États-Unis avec l’aval du ministre de la Culture ! Après divers rebondissements, l’œuvre a été acquise en 1995 chez Christie’s (New York) par un couple de collectionneurs américains, les époux Toll.
En 2017, ces derniers ont prêté la gouache au Musée Marmottan-Monet à Paris. Bien mal leur en a pris car, ayant retrouvé la trace de cette Cueillette, les héritiers de Simon Bauer ont engagé une action en restitution. Le 1er juillet 2020, la Cour de cassation a jugé, pour la première fois, que l’ordonnance du 21 avril 1945 s’appliquait aux reventes successives sans limitation de durée et que les sous-acquéreurs étaient réputés être de mauvaise foi. Les époux ont donc dû restituer la gouache dans la mesure où les dispositions de 1945, instaurées pour protéger le droit de propriété des propriétaires spoliés, ne portaient pas atteinte au droit des acquéreurs américains à une procédure juste et équitable.
En effet, en prévoyant que « le sous-acquéreur de bonne foi évincé en vertu des dispositions de l’article 2 bénéficie d’un droit de recours à l’encontre de tous agents d’affaires, rédacteurs d’actes, intermédiaires quelconques qui se sont sciemment abstenus de révéler l’origine du bien cédé », l’article 5 de l’ordonnance démontre l’intelligence de ses rédacteurs. En d’autres termes : si l’œuvre doit bien être restituée, la Cour de cassation a invité les époux dépossédés à agir à l’encontre de la maison de ventes qui n’aurait pas exprimé de doutes quant à sa provenance.
Pourtant une autre voie a été choisie par les époux Toll : rechercher la responsabilité sans faute de l’État en réparation d’un préjudice estimé à 3 382 200 euros, soit le prix de vente de l’œuvre en 2021 auprès de Sotheby’s (Paris) ! La cour administrative d’appel vient à nouveau de débouter les époux de leur demande au motif que les arguments avancés – notamment exportation de l’œuvre et acquisition sur le sol états-unien – étaient postérieurs à la nullité prononcée en 1945 et « sont sans lien avec l’application de l’ordonnance du 21 avril 1945 au titre de laquelleles [Américains] recherchent la responsabilité sans faute de l’État ». Dès lors, « les époux Toll ne démontrent pas l’existence d’un lien de causalité direct entre le préjudice dont ils se prévalent et l’application de la loi ».
La recherche de la responsabilité de l’État français semble donc vaine. Une position qui n’est pas sans interroger puisque, en matière de revendication par l’État français de biens culturels qui ont été soustraits au domaine public par des particuliers, le Conseil d’État a pu estimer en 2018 que la perte d’un intérêt patrimonial pour les particuliers à jouir d’un bien culturel relevant du domaine public mobilier constituerait un préjudice réparable. Le juge serait donc enclin à reconnaître que la restitution fait supporter au détenteur de bonne foi une charge spéciale et exorbitante lui donnant droit à réparation, comme ce fut le cas en 2022 pour un manuscrit de saint Thomas d’Aquin ! Or, en affirmant qu’en matière de spoliations juives les acquéreurs sont automatiquement de mauvaise foi, le refus d’admettre une indemnité au titre de l’atteinte à leur droit de propriété résisterait-il au contrôle européen ? La question mérite débat.
Au-delà, les époux Toll attaquaient l’État français au motif qu’une action contre Christie’s était vouée à l’échec en raison d’une prescription tant en droit américain qu’en droit britannique. Il est vrai, au moins en droit français, que les actions en responsabilité engagées à l’occasion des ventes aux enchères publiques sont soumises à une prescription de cinq ans qui débute au jour de la vente (article L. 321-17 du Code de commerce). L’action des époux Toll – prescrite sur le sol français – ne pourrait-elle pas faire l’objet d’un relevé de forclusion au titre d’un impératif de sécurité et de paix sociale auquel les maisons de ventes aux enchères devraient souscrire relativement à la période de l’Occupation ? La découverte d’une provenance douteuse ne pourrait-elle pas constituer le levier d’une annulation pour erreur sur les qualités essentielles dont la prescription ne court qu’à compter de la confirmation d’une spoliation ? Reste à espérer qu’une action puisse être introduite en France pour apporter là encore des réponses à ces nombreuses questions.
L’ « affaire Pissarro » semble loin d’être terminée – le Conseil d’État pourrait être saisi – et montre la nécessité pour les juristes de trouver des constructions nouvelles car l’atténuation des blessures de ces années noires ne doit pas créer de nouveaux torts. Les personnes qui ont acquis un bien en toute légitimité ne doivent pas être tenues de porter éternellement le fardeau de la responsabilité, sauf à créer une nouvelle concurrence des mémoires.
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Affaire du Pissarro spolié : pas de faute de l’État français !
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°651 du 14 mars 2025, avec le titre suivant : Affaire du Pissarro spolié : pas de faute de l’État français !