Le non-respect des charges imposées par le legs du frère de l’artiste Jean-Gabriel Domergue entraîne la restitution par la Ville de Bordeaux d’une collection de 177 tableaux.
Cannes, 1960. Jean-Gabriel Domergue (né en 1889) est l’invité de l’émission de télévision de l’ORTF « En direct de Cannes ». Au détour de l’entretien, le peintre et graveur français raconte avoir engagé Lénine en 1911 comme « homme de ménage » ! Six ans plus tard, le réalisateur Claude Lelouch place l’anecdote dans les dialogues du film Un homme et une femme où Anne Gauthier (incarnée par Anouk Aimée) apprend à Jean-Louis Duroc (Jean-Louis Trintignant) qui ne connaît pas la rue Lamarck, dans le 18e arrondissement parisien : « C’est pourtant dans cette rue que Jean-Gabriel Domergue engagea un domestique russe qui s’appelait Vladimir Oulianov. Il a appris bien après que c’était Lénine. » Vraie ou fausse anecdote, il est certain que c’est en 1911 que Domergue, grand admirateur de Giovanni Boldini, remporte le Prix de Rome.
Le peintre connaît le succès avec ses Parisiennes au long cou gracile et au regard de biche effarouchée [voir ill.]. Nommé membre de l’Institut de France et conservateur du Musée Jacquemart-André de 1955 à 1962, il organise des expositions sur la peinture d’Henri de Toulouse-Lautrec, dont il est le petit-cousin. À son décès en 1962, Domergue laisse à son frère cadet René – journaliste et critique d’art – une importante collection de ses œuvres. Ce dernier poursuit l’enrichissement de cette collection de 177 tableaux de maîtres avant de la léguer par testament daté du 4 mars 1981 à la Ville de Bordeaux dont ils étaient natifs : « J’offre, en outre, la part qui me revient du domaine [de Pomerol] – la moitié du domaine par conséquent – à la Ville de Bordeaux afin qu’elle crée une fondation Jean-Gabriel Domergue où seront assemblées les œuvres de mon frère aîné offertes par moi et par d’autres donateurs. »
Dix ans sont nécessaires pour que le legs Domergue soit accepté par le conseil municipal, mais la fondation tarde à voir le jour, et l’héritier de René Domergue – décédé en 1988 –, qui a toujours entretenu de bonnes relations avec la Ville, décède à son tour en 1994. Ses héritiers décident alors de contester la mise en œuvre des dispositions testamentaires de René Domergue. Ils assignent la Ville au motif que le legs de la collection était nécessairement lié à la création de la fondation tandis que la commune soutient que la lecture du testament ne laissait nullement entendre que le legs de tableaux était conditionné à la création de la fondation. La question posée est simple : les héritiers peuvent-ils demander la révocation du legs Domergue ?
Les donateurs ou testateurs peuvent insérer des clauses spéciales (exposition au public, cartels rappelant le don, interdiction de prêts à l’extérieur du musée, etc.), dont le respect s’impose selon les articles 900 et suivants du Code civil. Il en va ainsi du legs du duc d’Aumale au Musée Condé (frappé d’interdiction de prêt et qui ne peut voir sa présentation modifiée) ou encore du legs de l’artiste Constantin Brancusi à l’État français en 1956 (obligation de reconstituer l’atelier tel qu’il se présenterait à sa mort). Or, il peut arriver que la charge soit « oubliée », ce qui peut entraîner la révocation de la donation. Toutefois, si l’exécution des conditions et charges est devenue extrêmement difficile ou sérieusement dommageable, l’autorité administrative bénéficiaire peut demander au juge la révision de celle-ci. Cette dernière emporte deux conséquences : soit le juge considère que le bénéficiaire n’a pas rempli les conditions imposées par le testateur ou le donateur, auquel cas la libéralité sera annulée et le bien réintégrera le patrimoine des héritiers, soit le juge estime que les charges et conditions sont trop lourdes, et le bénéficiaire de la libéralité verra sa propriété consolidée.
Le 13 novembre 2001, le tribunal de grande instance de Bordeaux donne raison aux héritiers du peintre au motif que « Monsieur René Domergue a bien entendu légué à la Ville de Bordeaux ses tableaux à la condition déterminante et impulsive de sa libéralité, que ceux-ci et d’autres œuvres de Jean-Gabriel Domergue donnés par la suite, soient rassemblés au sein de la Fondation Jean-Gabriel Domergue ». Le revirement est de taille pour la Ville de Bordeaux, qui fait appel en estimant que le legs comportait deux parties distinctes et dissociables : la « collection » d’une part, et la « fondation » d’autre part. Le 18 octobre 2004, la cour d’appel de Bordeaux réitère le principe d’un legs unique et la présence d’un lien consubstantiel entre le legs des tableaux et la création de la fondation. La Ville, de nouveau déboutée, se pourvoit en cassation. Le 9 novembre 2006, la Cour de cassation déboute définitivement la commune de Bordeaux et révoque le legs, faute pour la Ville d’avoir respecté la charge consistant à créer pour la collection un lieu d’accueil spécifique.
Près de vingt ans après le décès de René Domergue, la Ville de Bordeaux rend en mars 2007 la collection aux ayants droit, lesquels la mettent rapidement à l’encan. Pour autant, les juges du Quai de l’Horloge n’ont pas effectué une analyse du fond de la question et la conformité aux volontés de René Domergue. Ils s’en sont uniquement tenus à des questions de formalisme juridique pour confirmer la position des juges du fond. Face à la formulation ambiguë du testament, les juridictions n’ont pas recherché la volonté du légataire qui était de donner au Musée des beaux-arts de Bordeaux la collection qu’il avait constituée. Sans doute aurait-il été plus prudent de refuser en 1991 le legs du domaine de Pomerol et le projet de fondation qui lui était attaché, en ne conservant que la première partie du legs constituée par le don des tableaux.
Avec cette affaire, la famille Domergue démontre que si l’art est la seule chose qui résiste à la mort, les patrimoines artistiques survivent parfois péniblement aux conflits familiaux, à la complexité des lois successorales et aux relations avec les tiers. Fort heureusement pour Bordeaux, trente-cinq œuvres données du vivant du René Domergue sont toujours exposées cours d’Albret, au musée.
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2001, révocation du testament des Domergue
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°645 du 13 décembre 2024, avec le titre suivant : 2001, révocation du testament des Domergue