PARIS [05.07.11] – Plusieurs antiquaires parisiens ont eu entre les mains ou vendu des tableaux fabriqués par des faussaires de génie, allemands. Certains acheteurs ont été remboursés, d’autres poursuivent leurs vendeurs. Cette vaste escroquerie pourrait s’élever à plus de 80 millions d’euros.
« Moins on en parle, mieux c'est ». C’est ainsi que le galeriste parisien Jean-François Cazeau résume la position du marché français face aux présumés faux tableaux, qui ont largement transité par la France. Jean-François Cazeau, le neveu du galeriste Philippe Cazeau (décédé en 2007), ancien salarié à la galerie Cazeau-Béraudière, nie toute implication dans les transactions de plusieurs tableaux de Max Ernst, qui sont passés par cette galerie.
Jacques de la Béraudière, l’ancien associé de Philippe Cazeau, installé à Genève depuis 2009 avec sa galerie, refuse catégoriquement d'admettre que les tableaux sont faux et ne souhaite pas s'exprimer avant le procès des quatre faussaires allemands mis en examen. Le procès est prévu à Cologne à l’automne 2011.
Pourtant, Jacques de la Béraudière et l'expert de Max Ernst, Werner Spies, co-auteur du « Catalogue raisonné » de Max Ernst et ex-directeur du Musée National d’art moderne au Centre Pompidou, sont poursuivis devant le Tribunal de Grande Instance de Nanterre par la Monte Carlo Art S.A. Le propriétaire de celle-ci, le financier néerlandais Louis Reijtenbach, qui avait une importante collection d'art avant la faillite de sa société Plaza Group à New York, en mai 2009, a acheté un tableau attribué à Max Ernst, « Tremblement de terre », daté de 1925 à la galerie Cazeau-Béraudière en 2004. L'ayant mis en vente chez Sotheby's New York le 4 novembre 2009 pour 1,14 million de dollars, le collectionneur réclame son dû au galeriste et à l'expert. Car Sotheby's, comme nous l'a confirmé son PDG français Guillaume Cerutti, a annulé la vente et remboursé son client. Logiquement, Sotheby's s'est retourné contre la société de Reijtenbach.
Les polices allemande et française ont pu reconstituer la stratégie du quatuor de présumés faussaires en suivant le tableau « La Forêt » de Max Ernst, daté de 1927. En 2004, le responsable pour la logistique, Otto Schulte-Kellinghaus du quatuor, raconte la légende de la fictive « collection Jägers » à Werner Spies. Enthousiaste, quand il voit le tableau chez le couple Helene Beltracchi et Wolfgang Fischer-Beltracchi dans leur propriété près de Montpellier, Spies le signale au courtier Marc Blondeau, qui lui trouve un acquéreur pour 1,7 million d'euros : la Salomon Trading. Début 2006, la même « Forêt » se trouve à la galerie Cazeau-Béraudière, qui la prête au Musée Max Ernst à Brühl, en Allemagne, pendant quelques mois pour une exposition cataloguée. Werner Spies, commissaire de cette exposition, est un des fondateurs et responsables de ce musée, financé par des fonds publics.
Retourné à la galerie, pour la Biennale des Antiquaires au Grand Palais en 2006, « La Forêt » y est mis en vente pour six millions d'euros. En passant par Diva Fine Arts et Hanna Graham Associates, il atterrit fin 2006 chez le grand collectionneur Daniel Filipacchi, installé aux Etats Unis, qui l’achète 7 millions de dollars (5,5 millions d'euros). Cazeau-Béraudière, grands-seigneurs, offrent fin 2006 un « Autoportrait » de Max Ernst au Musée Max Ernst. « Un petit oeuf dans le nid » (du musée), a dit, à l'époque, Werner Spies, en commentant ce cadeau à la presse allemande. La relation de cause à effet (entre l'exposition du tableau au Musée et la vente réalisée ensuite), établi par l'hebdomadaire allemand « Der Spiegel », est contestée par l'avocat allemand de Werner Spies, Peter Raue. En revanche, Raue concède que Spies a touché des commissions de sept à huit pour cents sur les prix de ventes pour les tableaux qu'il a expertisés et/ou indiqués aux galeries. Contrairement à ce que l'éminent historien d'art nous affirmait en novembre dernier...
Une autre version de « La Forêt » (il existe une vingtaine de tableaux sur ce sujet), datée de 1926, se trouve dans le catalogue « Max Ernst » qui a accompagné l'exposition à la galerie Daniel Malingue en 2003. Le galeriste l'a cédé à un collègue new-yorkais, qui l'a vendu à une collectionneuse américaine. Celle-ci l'a promis au MOMA de New York, ravi de ce don en perspective, avant que l’on ne découvre que c’est un faux. Interrogé, Daniel Malingue, qui avait évoqué un remboursement éventuel de 1,2 millions d'euros à son acheteur en novembre dernier, nous affirme maintenant qu'il a récemment versé 2,35 millions de dollars au galeriste new-yorkais. « A l'heure actuelle, ce tableau vaut zéro et personne ne veut le garder », soupire le marchand lésé.
Dans le même catalogue de 2003, Malingue proposait un Max Ernst « La Mer », daté de 1925. Il nous indique que ce tableau lui a été prêté par la galerie Hopkins-Custot. Celle-ci l'avait auparavant vendu à la Collection Triton à La Haye. Waring Hopkins ne souhaite pas s’exprimer sur le sujet malgré nos sollicitations. Pourtant, le tableau a été prêté à deux reprises en 2008 au Danemark et en Suède, pour des expositions dont Werner Spies fut le commissaire. Un autre marchand parisien, Jean-François Aittouarès, est également impliqué dans cette rocambolesque affaire. Spécialiste de Fernand Léger, Jean-François Aittouarès nous raconte qu'il a été en possession, pendant environ un an, d'une « Nature morte » de Léger, datée 1913, probablement déposé par Otto Schulte-Kellinghaus (mais Jean-François Aittouarès ne souhaite pas donner de détails). Iris Hansma, experte de Fernand Léger, notamment pour les oeuvres sur papier, considère que le tableau est faux. Contrairement au point de vue de Jean-François Aittouarès, qui l'a néanmoins rendu à son interlocuteur. Celui-ci le met en dépôt au musée de Ahlen en Allemagne, où la police l'a confisqué, en même temps qu'un tableau suspect de André Derain, « Collioure », de 1905.
Jean-François Aittouarès a également « présenté, mais à titre personnel, en tant qu'expert », nous précise-t-il, un « Nue avec chapeau » de Kees van Dongen, qui se trouvait aussi dans la Collection Triton à La Haye avant confiscation, comme « La Mer » de Max Ernst.
La justice allemande estime les dommages pour les quatorze tableaux qui feront l'objet du premier procès dès septembre, à plus de 34 millions d'euros. L'escroquerie pour la totalité des 47 tableaux retrouvés et confisqués pourrait s’élever à 80 millions d'euros.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Les antiquaires parisiens impliqués dans le trafic des faux tableaux venant d’Allemagne
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Musée Max Ernst à Brühl en Allemagne - © photo Thomas Robbin - 2006 - Licence CC BY-SA 3.0