Un scandale d’ampleur européenne est en train de secouer le marché de l’art expressionniste et surréaliste. À l’origine de cet émoi, les révélations de la presse allemande sur deux collections fictives constituées de toutes pièces par des faussaires de génie. Parmi les artistes concernés : Fernand Léger, André Derain, Heinrich Campendonk et Max Ernst, auteur supposé de cette Horde de la « collection Jägers », aujourd’hui dans la collection Würth.
PARIS - Les marchands de tableaux modernes en Allemagne, en Suisse, à Paris et à Londres sont en émoi. Un scandale d’une ampleur croissante, et a priori incroyable, de fausses œuvres de peintres expressionnistes et surréalistes, français et allemands (tel qu’André Derain, Fernand Léger, Heinrich Campendonk ou Max Ernst) les fait trembler. C’est la presse allemande qui a révélé l’existence de deux pseudo-collections dites « Jägers » et « Knops ». Werner Jägers, mort en 1992, et M. Knops les auraient constituées dans les années 1920-1930 auprès de galeries allemandes aussi renommées qu’Alfred Flechtheim ou Schames. Les tableaux incriminés portent au dos des étiquettes « Alfred Flechtheim » ou « Sammlung Jägers ». Encadrés de façon similaire, ils étaient inconnus avant 1995, comme nous l’a déclaré Ralph Jentsch, le spécialiste actuel de la galerie Flechtheim qui a fermé ses portes en 1933.
Galeristes suisses lésés
L’affaire a éclaté en Allemagne le 27 août 2010 avec l’arrestation de trois présumés faussaires et/ou vendeurs. Ces interpellations font suite à des actions menées par des galeristes suisses lésés, et leurs clients internationaux.Victimes des faussaires, ils ont porté plainte au civil en 2006 et 2008, puis au pénal en juin 2010. Ceci a permis l’arrestation des trois acteurs principaux de l’affaire, un homme et deux femmes (Wolfgang et Hélène Beltracchi, et la sœur d’Hélène, Jeanette S.), qui auraient écoulé au moins 35 tableaux douteux en quinze ans.
Pourtant, les galeristes et experts sont presque tous unanimes : il s’agirait de faussaires de génie ayant trompé les plus grands professionnels, tel Werner Spies, le fameux spécialiste de Max Ernst, coauteur du Catalogue raisonné de l’artiste (le septième tome, préparé par Sigrid Metken et Werner Spies, est prêt à être publié depuis mars dernier, mais retenu chez l’éditeur parce que sept tableaux, que Werner Spies a reconnus et considère toujours comme de la main d’Ernst, sont mis en doute par les avocats). Werner Spies, qualifié par le galeriste parisien Daniel Malingue de « Bon Dieu » et de « Bible », est la référence absolue pour Max Ernst. Ancien directeur du Musée national d’art moderne/Centre Pompidou de 1997 à 2000, il était aussi titulaire d’une chaire à l’université de Düsseldorf de 1976 à 2000. Par ailleurs, il siège au conseil d’administration du Musée Max-Ernst à Bruhl (Rhénanie), ville natale de l’artiste, et défend son œuvre depuis 1966. Il nous a déclaré avoir authentifié 6 000 pièces d’Ernst et éliminé 350 autres, qu’il considère comme fausses. Il ajoute que, si ses expertises sont normalement rémunérées, il fait part de ses découvertes aux acheteurs potentiels sans percevoir de commission, contrairement à ce qui est dit dans la presse allemande. Il trouve ainsi très injuste cette dernière à son égard, arguant qu’étant le plus réputé des experts dans cette affaire, il paie la rançon de la gloire.
Pas de certificats d’authenticité
L’histoire de la collection fictive Jägers est issue de l’imagination florissante de Wolfgang Beltracchi. Avec l’aide de sa sœur, Hélène Beltracchi écoulait les tableaux, notamment par l’intermédiaire de la maison de ventes aux enchères Lempertz à Cologne, et racontait que leur grand-père, Werner Jägers, avait une importante collection de tableaux. Après le record mondial de 2,4 millions d’euros obtenu par un tableau de Heinrich Campendonk chez Lempertz en 2006, on découvre l’existence, sur celui-ci, d’une étiquette « Flechtheim ». Mais le certificat d’authenticité manque. L’acheteur, la compagnie Trasteco, dont le siège est à Malte, conseillé par la galerie Artvera’s à Genève, le réclame auprès de Lempertz et interroge Ralph Jentsch au sujet de cette étiquette. Ce dernier tranche sans hésitation : celle-ci est grossière et fausse. En outre, l’analyse chimique demandée par l’acheteur fait apparaître un composant dans la peinture qui n’existait pas en 1914, date supposée dudit tableau. Quand les galeristes Henze & Ketterer, à Berne, acheteurs d’un (faux) Max Pechstein chez Lempertz, apprennent en 2008 la plainte contre le vendeur pour annulation de la vente et remboursement, ils se joignent à l’accusation. Lempertz, qui n’a pas demandé de certificat aux experts attitrés des artistes, n’a toujours pas remboursé ses clients lésés. Aux termes de la loi allemande, les supposés faussaires peuvent être gardés en détention provisoire pendant six mois, en l’occurrence jusqu’à fin février 2011. Leurs villas dans le Languedoc et à Fribourg-en-Brisgau ont été hypothéquées à hauteur de 2,5 millions d’euros, selon l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, à comparer aux sommes en jeu, de plusieurs dizaines de millions d’euros. Rappelons qu’un Max Ernst de 1927, Forêt, était proposé 6 millions d’euros par la galerie parisienne Cazeau-Béraudière (maintenant Béraudière à Genève) à la Biennale des antiquaires, à Paris, en 2006. Cette galerie a négocié au moins cinq tableaux de la « collection Jägers ». Jacques de la Béraudière se retranche derrière l’avis des experts. D’autres tableaux auraient transité par des marchands parisiens, dont la galerie Hopkins-Custot qui n’a pas souhaité répondre à nos questions. De son côté, Daniel Malingue a reconnu avoir vendu un Forêt (1926) de Max Ernst, à l’occasion de son exposition monographique en 2003, avec la provenance Flechtheim-Jägers. Mais il estime que cette œuvre est « bonne ».
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De faux tableaux troublent le marché
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Abonnez-vous dès 1 €Cette huile sur toile de Max Pechstein (cliquez sur le détail en vignette pour voir le tableau), Pont et barges sur la Seine, 1908, provenant de la « collection Jägers » a été vendue par Lempertz à Cologne en 2001. Photo D. R.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°336 du 3 décembre 2010, avec le titre suivant : De faux tableaux troublent le marché