Avignon, capitale culturelle de l’Europe 2000, accueille à partir du mois de mai l’exposition la plus ambitieuse de l’année en France, « La Beauté ». Du Palais des Papes au site industriel du Transfo, un véritable parcours est organisé dans l’ancienne cité pontificale, rythmé par un grand nombre d’œuvres réalisées spécialement pour l’espace urbain et pour les différents sites d’une exposition qui devrait briller par son éclectisme. Œuvres anciennes et contemporaines, musique, design, architecture, merveilles de la nature... viennent se confronter, dialoguer et s’unir autour de l’un des concepts fondateurs de l’art : la beauté.
Intituler une exposition “La Beauté”, en cette fin de siècle qui a vu le “beau” maintes fois remis en cause par les créateurs, pourrait apparaître comme une provocation, à moins d’en garder la définition de Lautréamont : “Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie”. Des générations d’artistes ont, depuis une centaine d’années, lutté contre la réduction de leurs œuvres à la seule appréhension formelle, ont travaillé sur le rebut, le déchet, l’objet trouvé, pour s’affranchir d’une normalisation de la beauté et d’une analyse strictement esthétique de leur œuvre. Ces démarches ont même conduit à l’abandon du terme “beaux-arts” pour celui d’”art”, comme si l’adjectif n’avait plus de sens, comme si, après une longue bataille, l’art avait enfin trouvé son autonomie. La question de l’esthétique, sans cesser d’être une valeur en soi, n’est aujourd’hui plus prépondérante, l’œuvre trouvant tour à tour une pertinence historique, sociologique, anthropologique, analytique… Comme l’a souligné Daniel Buren, un temps pressenti pour participer à l’exposition avignonnaise, “si la beauté ne doit jamais être le but de l’œuvre, elle peut en constituer un accident heureux, fulgurant, toujours imprévisible”.
C’est justement sur cette fulgurance, cette heureuse imprévisibilité, que Jean de Loisy a conçu “La Beauté”. “Le XXe siècle a fait surgir des chefs-d’œuvre qui, peut-être malgré eux ou plutôt au-delà d’eux-mêmes, produisent un inoubliable effet de beauté, de Malevitch à Barragan, de Schoenberg à Ryman, de Pollock à Steve Reich, écrit le commissaire dans un avant-propos. [...] À la différence des époques précédentes, la beauté n’y est plus la condition de l’œuvre mais plutôt son essentiel et troublant épiphénomène”. Si la manifestation s’ouvre largement à des briseurs de règles, tels Jonas Mekas ou la Monte Young, elle entend également mettre en valeur une beauté “effet secondaire” de l’œuvre contemporaine, renvoyant à des notions dont certains créateurs semblent finalement nostalgiques. Elle s’engage ainsi de front dans le débat esthétique de l’art contemporain, face aux tenants d’une beauté comme fin intrinsèque qui n’ont cessé d’affûter leurs armes depuis quelques années.
L’exposition ne se réduit pourtant pas au seul débat artistique contemporain, puisque sa première section, “La beauté in fabula”, comprend notamment des miniatures, des statues médiévales et même l’armure d’Albert von Brandeburg (1526). Cette partie se déploie dans le Palais des Papes, dont une dizaine de salles sont pour l’occasion ouvertes au public (lire également p. 15). Le commissaire de l’exposition s’est ici inspiré de la présence de Pétrarque à Avignon, et de sa rencontre, en 1327, avec Laure de Noves pour laquelle il écrit les Rimes, dont les sonnets subliment la beauté physique et spirituelle de la jeune femme. L’auteur y exprime tous ses sentiments amoureux, renvoyant à cet “Éros maître des arts” évoqué par Jean de Loisy. Les liens entre la beauté, l’amour et le savoir ont été énoncés dès la Grèce antique, notamment par Platon. Ainsi, dans le Banquet, le philosophe écrit : “Quand on s’est élevé des choses sensibles par un amour bien entendu des jeunes gens jusqu’à cette beauté et qu’on commence à l’apercevoir, on est bien prêt de toucher au but ; car la vraie voie de l’amour [...] c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir à cette science qui n’est autre chose que la science de la beauté absolue et pour connaître enfin le beau tel qu’il est en soi”. Cette quête amoureuse est ici à la fois évoquée par des pièces historiques – peintures de l’école de Fontainebleau, sculptures du XVIe siècle… – et par des œuvres contemporaines, souvent spécialement créées pour le lieu. Ainsi, Giuseppe Penone a recouvert de lauriers une salle du Palais ; Anish Kapoor, tout comme James Turrell, joue sur la perception de l’espace et propose une grande pièce rose ; Sarah Sze crée un nouvel assemblage d’objets les plus divers pour constituer une structure en parfait équilibre. D’autres artistes, comme Rebecca Horn, Huang Yong Ping, Jean Kalman et Christian Boltanski, Ange Leccia, Jean-Luc Parant ou Pierre et Gilles, réalisent des créations inédites pour l’événement. À l’extérieur, dans la cour du Cloître, Jeff Koons a conçu un immense chien en fleur, une œuvre à la fois kitsch et poétique.
L’opposition entre nature et culture, entre beauté artistique et beauté naturelle, a nourri la réflexion de générations de philosophes. Dans la Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant écrit : “La nature était belle lorsqu’elle avait incontinent l’apparence de l’art ; et l’art ne peut être appelé beau que lorsque nous sommes conscients qu’il s’agit bien d’art, mais qu’il prend pour nous l’apparence de la nature”. À Avignon, c’est la nature qui prend l’apparence de l’art dans l’une des sections les plus étonnantes de l’exposition, “La nature à l’œuvre”. Une racine de romarin vient mimer un corps saisi au cours d’une étrange danse. Trois cristaux cubiques de pyrite s’assemblent pour former une sculpture abstraite. Une grande pierre posée sur un socle Ming emprunte sa forme à celle d’un honorable vieillard. Nature et culture s’associent cette fois dans une composition en calligraphie d’or sur une feuille de tabac, une pièce issue de la Nasser D. Khalili Collection of Islamic Art, à Londres. Cet ensemble est enrichi par la présentation de soixante-dix boîtes d’insectes de la collection d’Anne et Jacques Kerchache, déjà en partie exposée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris.
Au-delà des sites comme le Palais des Papes ou le Jardin des Doms, toute la ville d’Avignon va vivre pendant quatre mois au rythme de la beauté. La manifestation se déploie sur de nombreux sites disséminés dans différents quartiers. Ce parcours sera notamment balisé par les créations du couturier arlésien Christian Lacroix, qui décore ici les façades des maisons, là drape des arbres, plus loin suspend dans l’espace des fragments de poésies ou imagine des éclairages pour la nuit. D’autres œuvres ont aussi été conçues pour l’espace public. Aux Jardins Neufs, l’Américain Vito Acconci construit un terrain d’aventure dédié à la culture urbaine du roller, skateboard, vélo acrobatique… Le 15 juillet sera inauguré son Skatepark, une commande publique de la Délégation aux Arts plastiques (ministère de la Culture et de la Communication) qui restera sur place après l’exposition. De son côté, Gaetano Pesce conçoit quatre petits pavillons dont les parois en silicone sont translucides et souples. Les visiteurs pourront y faire une pause en dégustant des spécialités culinaires provençales. Plus politico-philosophique, le Deleuze Monument de Thomas Hirschhorn sera ouvert 24 heures sur 24.
Les couche-tard devront aussi fréquenter le Transfo, un site excentré plus précisément dédié aux courants les plus contemporains. Global Techno a été invité à dévoiler les “tendances nées du monde de la nuit”, en un mot la culture électronique. Pour Jean de Loisy, ce lieu est en effet celui de la “beauté industrielle, inattendue, de la poésie urbaine”. “La technologie apporte une liberté pour une nouvelle beauté”, souligne-t-il. Un ensemble de DJ’s viendront côtoyer les artistes plasticiens. Le site accueille une pièce de James Coleman, une nouvelle vidéo de Franck Scurti, Colors, et des projets aussi divers que ceux de Niele Toroni, Space Invaders, Emmanuelle Mafille ou François Boisrond et Myriem Roussel. Pour sa part, François Roche a placé deux grands camions à l’entrée du site, qui jouent à la fois le rôle de guérites, de portail et de salle de réunion. Qui dit beauté physique dit corps, et cinq ateliers permettront de s’embellir ou, à défaut, de se transformer : Topolino s’occupera du maquillage, Barnabé de la coiffure, Xitron de troublantes “mutations corporelles”, Jürgen Osterhild du morphing et Crstof Beaufays de vêtements virtuels. Des créateurs tels que Jeremy Scott sont également du projet. Tous les ingrédients devraient ainsi être réunis pour véritablement se refaire une “beauté” !
- LA BEAUTÉ, 27 mai-1er octobre, Avignon, tél. 0892 684 694 ; Internet : www.2000enfrance.fr. Laissez-passer général valable 2 jours, 100 F ; Palais des Papes, tlj 9h-19h en mai-juin, 9h-21h en juillet, 9h-20h en août-septembre ; autres lieux, tlj 11h-19h en mai-juin, 11h-20h en juillet, 11h-20h en août-septembre ; spectacles et installations à partir de 22h. Catalogue, 400 p., 198 F.
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Avignon, capitale culturelle de l’Europe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°104 du 28 avril 2000, avec le titre suivant : Avignon, capitale culturelle de l’Europe