Art contemporain

Yves Klein : mener sa vie comme une œuvre d’art

"Soyons honnêtes, pour peindre l’espace, je dois me rendre dans cet espace même."

Par Laurent Boudier · Le Journal des Arts

Le 28 avril 2000 - 1738 mots

NICE

Soixante-douze ans après sa naissance, un 28 avril, Yves Klein est célébré par sa ville natale, Nice, où s’ouvre au Musée d’art moderne et d’art contemporain (Mamac) une grande rétrospective présentant des œuvres qui n’avaient pas été réunies depuis l’exposition du Centre Georges Pompidou, en 1983. L’occasion de revenir sur la démarche singulière d’un membre fondateur des Nouveaux réalistes, plus inspiré par la métaphysique que le réel, créateur de l’IKB (International Klein Blue), auteur d’actions spectaculaires comme le Saut dans le vide ou la publication d’un journal éphémère, Dimanche, que Le Journal des Arts reproduit pour la première fois en France en fac-similé.

“Nous nous acheminons vers un nouveau réalisme de la pure sensibilité. Voilà à tout le moins l’un des chemins de l’avenir. Avec Yves Klein et Tinguely, Hains et Arman, Dufrêne et Villeglé, des prémices très diverses sont ainsi posées à Paris (...) Nous voici dans le bain de l’expressivité directe jusqu’au cou, et à quarante degrés au-dessus du zéro dada, sans complexe d’agressivité, sans volonté polémique caractérisée, sans autre prurit de justification que notre réalisme. Et ça travaille, positivement. L’homme, s’il parvient à se réintégrer au réel, l’identifie à sa propre transcendance qui est émotion, sentiment, et finalement poésie, encore”. La préface écrite par Pierre Restany pour l’exposition collective de Arman, Dufrêne, Hains, “Yves le Monochrome”, Tinguely et Villeglé à la galerie Apollinaire, en mai 1960 à Milan, est considérée comme l’acte de naissance des Nouveaux Réalistes. Le 27 octobre de la même année, nouvelle réunion dans l’atelier d’Yves Klein, rue Campagne-Première, où, aux six artistes, se sont joints Daniel Spoërri, invité par Tinguely, et Martial Raysse, amené par Arman. Le jeune Raysse assemble alors des objets en plastique, parodiant la société de consommation, en pillant les rayons du Prisunic. Tout de suite se fait jour une discorde, Raymond Hains déclarant que l’art de Raysse relève du surréalisme et que celui de Klein peut aussi en aborder, parfois, les principes. “Le Nouveau Réalisme, constatera plus tard Arman, est le mouvement qui, dans toute l’histoire de l’art, a duré le moins longtemps. Vingt minutes après sa constitution, c’était l’empoignade générale”.

La rétrospective Yves Klein, au musée de Nice, permet de poser la question de la cohérence d’un groupe aussi éphémère, dont l’action, quarante ans plus tard, est encore perçue dans son unité : rejet du tableau, appropriation jubilatoire d’un réel urbain, détournement de l’objet, pillage des usages de l’industrie, bricolages et actions ironiques et spectaculaires. Or, quel lien unit, en vérité, les “décollages” d’affiches, pratiqués à partir de 1959 lors d’équipées iconoclastes par Hains et Villéglé, les accumulations de déchets de poubelles puis d’objets sciés par Arman, les “machines à dessiner” et les ferrailles actionnées par des moteurs de Tinguely avec les premiers monochromes roses, bleus, orangés, verts de Klein exposés à la galerie de Colette Allendy, en 1956 ?

Seconde épouse du docteur Allendy – l’un des fondateurs de la Société psychanalytique de Paris –, Colette Allendy expose dans une petite galerie, dans sa villa près de la porte de la Muette, les Propositions monochromes d’Yves Klein, de différentes tailles et couleurs. La conception de ces monochromes est encore teintée d’un certain romantisme, d’une histoire de la couleur que l’artiste a pu approcher à la lecture du journal de Delacroix. “Il y a des nuances douces, écrit-il, méchantes, violentes, majestueuses, vulgaires, calmes, etc. En somme, chaque nuance de chaque couleur est bien une “présence”, un être vivant, une force active qui naît et qui meurt après une sorte de drame de la vie des couleurs”. La poursuite des monochromes bleus, en 1957, peinture posée au rouleau pour en effacer toute trace de touche et qui vise à “supprimer l’espace qui existe devant le tableau” alors que “la présence du tableau envahit cet espace et le public lui-même”, renforce les idées de Klein et sont à l’opposé des thèses du Nouveau Réalisme. Ainsi, à l’occasion de son exposition à la galerie Apollinaire à Milan, en 1957, “Proposte monocrome, epoca blu”, le peintre remplit pour la première fois une salle de toiles bleu outremer non encadrées et dont les rebords recouvrent les bords extérieurs du châssis. Un visiteur italien se présente et achète un tableau, le peintre Lucio Fontana. Intitulant, à partir de 1949, ses toiles monochromes, fendues ou trouées du nom générique de Concept spatial, Fontana voit sans doute en lui un artiste de l’énergie et de l’espace.

Comme un signe de clairvoyance, les folles années de production d’Yves Klein, à partir de 1958, ne feront que souligner cet attrait du vide, de la métaphysique des éléments – eau, feu, air, lumière – et de l’allégorie du ciel. En éclairant en bleu l’obélisque de la place de la Concorde, en réalisant des reliefs d’éponges imprégnées de pigments et en préparant pour l’Opéra de Gelsenkirchen, en Allemagne, son projet de sculpture d’eau et de feu, le peintre court, vole et s’épuise dans une démarche spirituelle et immatérielle. En février 1960, il réalise ses premières compositions à la feuille d’or, les Monogolds, qu’il polit soigneusement pour en diffracter la lumière jusqu’à l’évaporation, et inaugure ses premières Cosmogonies, des tableaux bleus fixés sur le toit de sa Citroën entre Paris et Cagnes-sur-Mer, soumis à l’érosion du vent, de la pluie et de la poussière. Surtout, réitérant son geste de l’Immatériel en 1957 – une pièce laissée entièrement vide, offerte à la vue de spectateurs médusés en signe de vibration de la matière –, il fait son fameux Saut dans le vide. Vol de l’ange, geste dérisoire d’un homme-oiseau, utopie de l’artiste, l’idée d’un art spectaculaire, donc volatile, s’affirme avec les peintures de feu réalisées au Centre de Gaz de France, et surtout avec les fameuses Anthropométries, où des modèles nues s’enduisent en public de peinture bleue et apposent leurs empreintes sur des papiers blancs. Yves Klein réalisera plus de cent cinquante empreintes, qui restent l’aspect le plus populaire de son œuvre.

Chacun peut y voir un rappel des grands bleus de Matisse, ou les formes archaïques d’une divinité féminine de l’archéologie. Dans son ouvrage sur Klein, Nicolas Charlet rappelle que Restany distingue les anthropométries (empreintes sur papier), des suaires (empreintes sur tissu), les empreintes statiques (marques fixes) des empreintes dynamiques (marques en mouvement : traînées), les empreintes positives (la couleur est posée sur le corps) des empreintes négatives (la couleur est vaporisée tout autour du corps). C’est dire si l’expérience est féconde. “Un jour, écrit Klein, j’ai compris que mes mains, mes outils de travail pour manier la couleur ne suffisaient plus. C’était avec le modèle qu’il fallait brosser la toile monochrome bleue. Non, ce n’était pas de la folie érotique. C’était très beau...”

Quel réalisme voir dans toutes ces actions et dans les œuvres qui en découlent, dont le peintre lui-même affirmait qu’elles n’étaient “que la cendre de son art” ? Le rêve, la conquête de l’espace, l’aspiration métaphysique sont-ils à ce point éléments du réel, tel que l’enseigne la philosophie orientale dont il s’est approché ? Dans cette conversation et cette expérience de la vie vers l’infini, Klein notait dans son Manifeste de Chelsea (1961) : “Alors que j’étais encore adolescent, en 1946, alors que j’étais étendu sur la plage de Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci, de-là, dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu’ils essayaient de faire des trous dans la plus belle et la plus grande de mes œuvres”.

À voir

- RÉTROSPECTIVE YVES KLEIN, “La vie, la vie elle-même qui est l’art absolu ?, 28 avril-4 septembre, Musée d’art moderne et d’art contemporain, Promenade des Arts, 06300 Nice, tél. 04 83 62 61 62, tlj sauf mardi et jf, 10h-18h.
Catalogue, textes de Gilbert Perlein, Bruno Corà, Yves Klein, Alain Buisine, Nicolas Bourriaud, Jean-Marc Poinsot, entretien avec Rotraut Klein-Moquay, édition Tête-à-tête Art, 250 F. ISBN 2-914267-00-2

À lire
- Nicolas Charlet, Yves Klein, édition Adam Biro, 395 F. ISBN 2-87660-285-7. Le même auteur fera paraître en mai, aux Éditions de l’Amateur, un Yves Klein sculpteur
- Annette Kahn, Yves Klein, le maître du bleu, biographie romancée, édition Stock, 130 F. ISBN 2-234-05218-1.
- Jean-Paul Ledeur, Yves Klein, catalogue des éditions et des sculptures, préface de Pierre Restany, édition Guy Pieters, diffusion Vilo, 390 F. ISBN 2-7191057-16

Dimanche, le journal d’un seul jour
Novembre 1960, dans le cadre du troisième Festival d’art d’avant-garde organisé à Paris, au palais des Expositions de la porte de Versailles, les Nouveaux Réalistes exposent en groupe. Des soirées-spectacles y sont prévues. “J’aurai pu monter un spectacle, écrira plus tard Yves Klein, mais je n’avais pas les fonds nécessaires. J’ai donc pensé à cette idée du théâtre du vide ?. L’artiste vient de terminer une œuvre très étrange : Ci-gît l’espace, un panneau monochrome recouvert de feuilles d’or avec une couronne de roses artificielles. “En présentant le dimanche 27 novembre 1960, de 9 heures à 21 heures, écrit Klein dans son manifeste, je présente une journée de fête, un véritable spectacle du vide, au point culminant de mes théories ?. Il a l’idée de faire imprimer un journal pour marquer cette journée unique. Tiré sur les presses de Combat à plusieurs milliers d’exemplaires, Dimanche, son fameux journal éphémère, fut distribué aux visiteurs du palais des Expositions mais aussi dans de nombreux kiosques parisiens. Quelques acheteurs distraits le prirent même pour l’édition dominicale du Journal du Dimanche, puisqu’il en reprenait exactement la typographie et le format. Son contenu, en revanche, annonce que “la révolution bleue continue ? et reproduit surtout la photographie de l’homme dans l’espace, Klein dans le vide. Cette action a été réalisée à Fontenay-aux-Roses, en face d’un club de judo. Les photographes John Kender et Harry Shunk ont fixé la scène qui avait été minutieusement préparée par Klein. Vêtu de son costume gris et d’une chemise blanche, l’artiste sera protégé dans son vol par huit judokas tenant une bâche de secours. Habilement maquillée, la photo milite pour une lévitation active, pastiche les premiers vols dans l’espace et symbolise la pensée de Klein : “Pour peindre l’espace, je me dois de me rendre sur place, dans cet espace même ?. Cette photo, désormais icône de l’art moderne, porte en outre une énigme : le photographe Harry Shunk, qui a suivi Klein pendant toute son activité et a émigré aux États-Unis, réalisant un ensemble de portraits de la plupart des artistes minimalistes à New York, ne donne plus aucune nouvelle. Il est vivant mais s’est effacé dans un anonymat mystérieux.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°104 du 28 avril 2000, avec le titre suivant : Yves Klein : mener sa vie comme une oeuvre d’art

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