Les libraires de livres photo, épuisés ou rares, sont encore peu nombreux au Salon Paris Photo. Mais leurs espaces sont l’objet d’une grande attention : contrairement à la cote des tirages originaux, les livres photo sont encore abordables. Pourtant, le marché s’organise et plébiscite l’édition originale, la couverture cartonnée et la dédicace.
“J’ai grandi dans une famille où il ne fallait pas livrer ses secrets aux voisins. Mon travail consiste à mettre les voisins au courant.” Sur le principe d’une autobiographie exhibitionniste, la photographe américaine Nan Goldin publie en 1986, aux éditions Aperture de New York, The Ballad of Sexual Dependency. L’ouvrage, livre, comme des hiboux, de nuit dans une lumière aveuglante, les membres de la famille dans la banlieue “middle class” de Boston et offre sans pudeur, les amis défoncés et les rencontres de bar.
La mort de l’amie Cookie, la vieillesse des parents, les malades du sida, les heurs et malheurs de cette galerie crue sont vendus en tirages numérotés dans les foires d’art contemporain et les salons de photographie. Si les prix des épreuves de la photographe s’envolent, la première édition de The Ballad de Nan Goldin est, elle, devenue aujourd’hui introuvable. Le livre se négocie, selon la libraire parisienne de livres d’art Florence Loewy, à plus de 3 000 francs. Phénomène récent, les livres photo attirent un nombre croissant de collectionneurs. Ce marché, délaissé par le cercle des libraires de bibliophilie plus habitués à négocier Les Fleurs du mal de Baudelaire que le mal-être de Goldin, grandit à l’ombre du marché photo. “La collection de livres photo découle de l’histoire de la photographie : les grands maîtres se sont toujours exprimés par le livre”, observe Alain Sinibaldi, libraire de bibliophilie traditionnelle à Paris qui a amassé, depuis plus de dix ans, une remarquable collection d’ouvrages photo. “Le marché était complètement délaissé, pourtant, le livre photo est international, il peut se découvrir de Paris à Tokyo puisque le texte est généralement marginal.”
Preuve de ce relatif désintérêt qui renvoyait le livre photo à un objet de curiosité ou de documentation, les dictionnaires et ouvrages sur l’histoire de la photographie, y compris les plus récents, ne consacrent aucun chapitre au sujet. Pour se faire une idée des cotes, il faut chiner dans les rayons des spécialistes et traquer l’édition originale par la rumeur marchande. “La France, poursuit Alain Sinibaldi, a été pionnière en matière de marché : on trouvait jusqu’à ces dernières années les plus grands livres des photographes européens et américains, qu’il s’agisse du Paris de nuit de Brassaï avec un texte de Paul Morand, publié en 1932, de Images à la sauvette premier livre de Cartier-Bresson, publié en 1952 par Tériade pour les éditions Verve avec, en couverture, une gouache de Matisse, ou le fameux Les Américains de Robert Frank, publié en 1958 par l’éditeur Robert Delpire, qui cote actuellement, selon l’état, entre 10 et 15 000 francs.”
Dans ce marché aux multiples règles qui distinguent le “bel exemplaire” du “livre en exceptionnel état”, “l’édition rare” de la “seconde édition” mais “signée avec un envoi de l’auteur”, une solide connaissance des mœurs bibliophiliques est requise de même qu’une culture précise de l’histoire éditoriale du livre photo. En tête des éditions rares, on trouve ainsi quelques ouvrages qui passent largement la barre des 100 000 francs, soit parce qu’ils contiennent des tirages originaux qui en condensent la valeur soit parce que leur tirage fut fort limité. On peut citer Les Champs délicieux de Man Ray, texte de Tristan Tzara, publié en 1922 à 40 exemplaires numérotés (autour de 700 000 francs) ou l’ouvrage de l’artiste Hans Bellmer, Die Puppe (la Poupée) publié d’abord à compte d’auteur en 1934 et contenant 10 photographies du célèbre modèle désarticulé. Sur le marché de la rareté, il faut aussi mentionner les livres du photographe anglais Alvin Langdon Coburn, pictorialiste influencé par le modernisme des Stieglitz et Steichen qui signa en 1909, deux livres urbains, London et New York, tirés à 500 exemplaires. La particularité de ces ouvrages imprimés provient du fait que Coburn, ayant appris la technique de l’héliogravure, assura lui-même l’impression de ces photogravures.
Le contrôle, quasi artisanal, de l’impression vaut aussi pour la fameuse collection de la revue Camera Work publiée jusqu’en 1917 dont les impressions en héliogravure sur papier Japon étaient considérées par son fondateur Stieglitz comme des originaux. L’un des numéros les plus recherchés reste un supplément de 1906 où figurent des reproductions de Steichen, retouchées manuellement par le photographe. “L’édition originale, explique l’éditeur et collectionneur Alexis Fabry, est très proche du marché du vintage en photo : il est soumis au critère de rareté et de primauté dans la démarche esthétique. Ainsi, parmi les livres publiés par le photographe Richard Avedon, je retiens surtout ses deux premiers, Observations de 1959, (coté autour de 6 000 francs) avec le texte de Truman Capote et Nothing Personal de 1964, avec des commentaires de l’écrivain James Baldwin parce qu’ils marquent une innovation dans la mise en page, signée d’Alexander Brodovitch, et dans le regard.”
“Il y a encore cinq ans, précise le marchand parisien Jean-Loup Couturier à l’enseigne de “Temps de Pose”, les livres photographiques, même les plus modernistes dans leur conception et leur maquette, étaient considérés comme de la documentation. De jeunes collectionneurs ont approché l’image imprimée avec davantage de curiosité.” Ainsi, note-t-il, la collection des livres photo est soumise à des démarches différentes. “Un jeune désireux de découvrir l’œuvre du photographe noir américain Roy De Carava s’achètera l’édition brochée – c’est-à-dire à la couverture souple – de son livre The Sweet Flypaper of Life, publié en 1955 et réunissant ses photos extraordinaires sur Harlem. Son prix est abordable : autour de 2 000 francs.
Le collectionneur, lui, paiera plus du double pour l’édition cartonnée – couverture rigide – pour le même ouvrage qui est plus rare et plus recherché.” Photojournalisme (Capa, Cartier-Bresson, Frank), pionniers de la photo couleur (Eggleston), livres d’artistes des années soixante-dix (rares livres d’Edward Ruscha) ou de photographes de mode, le marché des livres photo, sous la poussée des jeunes générations, se segmente. Il vient combler sans doute une frustration bien compréhensible : le livre imprimé est encore abordable, contrairement à la cote grimpante des tirages. Et c’est encore une œuvre originale.
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Des livres en proie à la spéculation
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°114 du 3 novembre 2000, avec le titre suivant : Des livres en proie à la spéculation