Le livre d’artiste est un support privilégié de création pour une nouvelle génération de plasticiens. À l’occasion de l’exposition du Frac Haute-Normandie, état des lieux d’un terrain d’expression dynamisé par une inébranlable utopie de démocratisation.
Dans la première vitrine, le livre de l’artiste Julien Nédélec intitulé Feuilleté (2008, 2013) ne contient aucun mot, seulement les empreintes de ses doigts encrés comme une trace de sa lecture. À côté, les almanachs de Claude Closky organisés par jours de semaine et non par mois brouillent la conception du temps. À l’étage, le Bloc (2006) d’Éric Watier est une compilation de son travail en format livre dont chaque feuille est détachable et peut être encadrée et exposée. Comme une exposition prête-à-l’emploi. Ces livres réunis au Frac Haute-Normandie ne sont ni des catalogues, ni des ouvrages théoriques, ni même des livres illustrés, mais des œuvres reprenant les codes de l’édition. Et, de ce fait, ils sont également leur propre support d’exposition et de diffusion. Ainsi l’exposition du Frac vient-elle comme un paradoxe présenter sous vitrine et en unique exemplaire ces livres d’artiste qui furent créés pour être touchés, lus, diffusés, pour échapper à la galerie et au musée, et tourner le dos à l’unicité et à la préciosité de l’œuvre d’art.
L’utopie de la démocratisation
Digne descendant du Fluxus et de l’art conceptuel, le livre d’artiste naît dans les années 1960 et 1970, même si l’on trouve quelques précédents chez les dadaïstes et les futuristes. Des deux côtés de l’Atlantique, il rompt avec la culture de la bibliophilie, du livre précieux, comme le livre illustré, court-circuite le système de l’art en offrant aux artistes une maîtrise totale de la production et de la diffusion. Grâce à son faible coût, voire à sa gratuité, il touche un public différent, le public familier des livres, des journaux, tracts et fanzines que l’on trouve au coin de la rue. Cette « utopie de la démocratisation », comme la nomme Jérôme Dupeyrat, commissaire de l’exposition au Frac, est rattrapée en quelques années par le marché de l’art et sa spéculation et le livre d’art lui-même restera longtemps confidentiel. Publié en 1963, Twenty-six Gazoline Stations d’Ed Ruscha, compilation de vingt-six photographies noir et blanc de stations essence, considéré comme le premier livre d’artiste, se vend 3,50 dollars à sa sortie. Il faut aujourd’hui dépenser jusqu’à 35 000 dollars pour acquérir la première édition signée de l’artiste, signature que lui-même considéra ensuite comme une erreur. L’utopie semble si loin.
Depuis une petite dizaine d’années, la lutte est engagée du côté des maisons d’édition spécialisées pour faire revivre le livre d’artiste et les idées qui le sous-tendent. Print Matter, Inc. aux États-Unis ou les éditions Zédélé en France rééditent les livres historiques des années 1960-1970. Cette dernière vient de lancer une nouvelle collection justement baptisée « Reprint » dont font partie les livres de Richard Long (South America, 1972), de Peter Downsbrough (Notes on location, 1972) ou encore de Jan Dibbets (Domaine d’un Rouge-Gorge/Sculpture, 1969) paru en décembre dernier, pour des prix oscillant entre 10 et 40 euros. Du côté des artistes, la nouvelle génération réinvestit les œuvres fondatrices, comme Thirty-six Fire Stations de Yann Sérandour (2003) sur le modèle d’Ed Ruscha, et reste profondément attachée aux idées de leurs aînés : économie de moyens dans la production et large diffusion de l’œuvre. Pour Julien Nédélec, le livre reste « un objet multiple, inépuisable et à la diffusion simple, participant à la désacralisation de l’art ». Une œuvre répondant aux codes plus familiers pour le public de l’objet imprimé, peu coûteux et accessible. Une œuvre que l’on peut acheter et toucher. Toucher ? Mais jusqu’à quand ?
Le renouveau par le numérique
Car l’avènement du numérique au début des années 2000 est venu bousculer ces codes de l’édition et remettre en question l’avenir du papier. Certains artistes du livre y ont plongé tels Roberto Martinez qui a publié quelques livres électroniques ou Éric Watier qui diffuse par mail des livres à imprimer chez soi. Quant à Yann Sérandour, quelques-unes de ses œuvres sont accessibles en format PDF dans sa bibliothèque numérique (biblio.rearsound.net). Mais pour Jérôme Dupeyrat, le numérique et la nouvelle mort annoncée du livre papier ont, au contraire, renouvelé l’intérêt des artistes pour la matérialité du support : forme de l’objet, qualité du papier, voire sculpture de la feuille. Même si les artistes restent intimement attachés à l’objet, Internet pourrait finalement réaliser le vœu pour l’art fait par les pionniers du livre d’artiste : s’échapper du musée et du marché de l’art et atteindre le plus grand nombre de personnes possible. L’utopie de démocratisation n’est donc pas tout à fait morte.
Parallèlement à la réalisation de catalogues d’artistes, les éditions Friville, fondées par un collectif de passionnés en 2011, défendent des éditions plus insolites, comme la collection « BLOC », un bloc de dessins au format A5 confié à un artiste avec pour seule contrainte : laisser de la place pour que l’acquéreur puisse, s’il le souhaite, se l’approprier, l’annoter voire poursuivre les dessins… Invitée à investir son propre bloc, après Dominique De Beir et Philippe Richard, Florence Reymond libère sur le papier une série de 30 dessins aux crayons noir et de couleur où le rapprochement entre ses dessins figuratifs et ses toiles plus abstraites tend à s’opérer (10 € ; édition de 30 tirages de tête à 150 €).
www.friville-editions.org
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Vie et mort du livre d’artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Frac Haute-Normandie, 3, place des Martyrs-de-la-Résistance, Sotteville-lès-Rouen (76)
www.frachautenormandie.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°667 du 1 avril 2014, avec le titre suivant : Vie et mort du livre d’artiste