PARIS
Depuis sa création, la maison de haute couture Yves Saint Laurent s’est engagée dans un long processus de patrimonialisation de ses collections entrepris par un Pierre Bergé visionnaire
Paris. « Un patrimoine (…) sans équivalent dans le milieu de la mode », « Une conscience patrimoniale précoce » À l’heure où deux musées consacrés à l’œuvre d’Yves Saint Laurent (1936-2008) ouvrent leurs portes (à Paris et à Marrakech), c’est le portrait d’une maison de couture pionnière dans la conservation de son patrimoine qui se dessine. Il faut dire que la marque YSL – fondée en 1961 par le couturier Yves Saint Laurent et son compagnon, l’homme d’affaires Pierre Bergé – commence à conserver ses créations vestimentaires et ses archives au lendemain d’un défilé de 1964, « à une époque où les autres maisons de couture étaient plutôt dans la logique de vendre ou de jeter », explique Florence Müller, historienne de la mode, interrogée par le Journal des Arts. C’est en effet dans les années 1970-1980 que les maisons de couture, voyant que la mode se fait une place dans les musées (le Musée de la mode s’installe à Galliera en 1977 et le Musée des arts de la mode ouvre en 1986 aux Arts déco), vont commencer à garder trace de leur activité. Avant l’arrivée de Karl Lagerfeld à la direction artistique de Chanel en 1983, la maison fondée en 1910 n’avait pas conservé grand-chose. Si la maison Yves Saint Laurent a précédé cette tendance « en conservant d’abord des coups de cœur, des pièces phares des collections, puis quasiment toutes les pièces de manière systématique », selon Sandrine Tinturier, ex-directrice des collections, c’est sans doute que Pierre Bergé avait développé la conviction, qu’Yves Saint Laurent était un artiste dont l’œuvre serait un jour appelée à habiller les salles d’un musée. En 1983, c’est d’ailleurs sous l’entremise du directeur de la marque YSL que les vingt-cinq premières années de création de Saint Laurent sont exposées au Metropolitan Museum of Art à New York.
Aujourd’hui, la fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, chargée de conserver et de diffuser les collections de la maison de haute couture depuis que celle-ci a cessé son activité en 2002, peut se targuer, sur 5 000 vêtements conservés, d’avoir gardé en grande majorité des prototypes, c’est-à-dire les modèles ayant défilé sur les podiums. Ces modèles de prestige se distinguent de ceux réalisés a posteriori pour les clientes, dont les finitions sont souvent moins abouties (et que les autres maisons de couture désireuses de reconstituer leur patrimoine se résignent souvent à acheter sur le tard). À ces tenues s’ajoutent des documents graphiques qui relatent l’ensemble du processus de leur création et de leur diffusion : croquis originaux, fiches d’atelier, fiches de manutention, planches de collections, photographies, livres de clientes, archives de presse (etc.)…
Des pièces mythiques conservées religieusement
D’abord stockées dans des caves, ces pièces parfois présentées par le biais d’expositions temporaires – ainsi la grande rétrospective « Yves Saint Laurent » du Petit Palais en 2010 – ont été installées dans des réserves munies de rayonnages à partir de 1997 et gérées par des équipes qui, depuis le premier responsable des collections en 1981 (Hector Pascual, un homme de spectacle), se sont de plus en plus professionnalisées. Si les conditions de conservation peuvent rivaliser avec celles des meilleurs musées, des entorses à la conservation préventive ont tout de même été observées au cours des dernières années. « Des restes de comportements qui sont davantage ceux d’une maison de couture que ceux d’un musée », évoquait Sandrine Tinturier dans un séminaire à l’ Institut national du patrimoine en 2014. Pour le tournage du biopic consacré à Saint Laurent réalisé par Jalil Lespert (2014), Pierre Bergé a notamment prêté des vêtements historiques des collections des années 1950, 1960 et 1970 de manière à ce qu’ils soient portés par des actrices et figurantes durant le tournage. Peut-être une façon de faire un beau cadeau au film de Jalil Lespert, adoubé par Pierre Bergé, au détriment du biopic non officiel réalisé au même moment par Bertrand Bonello. Mais des prêts qui ont donné des sueurs froides aux équipes scientifiques qui ont été diligentées pour veiller à la sécurité et la préservation des robes durant tout le tournage.
Ces pratiques peu académiques ne se renouvelleront sans doute plus à l’heure où l’association pour le rayonnement d’Yves Saint Laurent chargée de valoriser le patrimoine de la maison de haute couture pour le compte de la fondation a acquis un nouveau statut : celui de Musée YSL Paris. « Pierre Bergé voulait légitimer encore davantage l’apport de l’œuvre de Saint Laurent dans la mode et dans l’histoire de l’art », explique Aurélie Samuel, conservatrice du patrimoine venue de Guimet pour assurer la responsabilité des collections du nouveau musée parisien. « Je lui ai conseillé de briguer le label Musée de France afin de rendre les collections inaliénables et de les inscrire sur un inventaire réglementaire du ministère de la Culture », explique-t-elle. Ce label, obtenu récemment, permettra en outre de préempter des pièces en ventes publiques afin d’enrichir une collection, qui bien que très complète, possède encore quelques lacunes. « La maison n’a pas tout conservé. Elle a quand même vendu des prototypes. Il fallait bien qu’elle vive ! », commente Aurélie Samuel.
Le Musée Yves Saint Laurent parisien présente 35 000 pièces sur un parcours de 450 m2 dans la maison de couture historique
Paris. Tout naturellement, le Musée Yves Saint Laurent parisien s’est installé au 5, avenue Marceau, dans la maison de couture où le couturier a travaillé de 1974 à 2002. C’est dans cet hôtel particulier du second Empire que se déploient les réserves de 400 m2 abritant l’ensemble du fond patrimonial de la maison de couture, propriété de la fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent. Les espaces autrefois consacrés à des expositions artistiques de toute nature organisées par la fondation accueillent aujourd’hui, sur 450 m2, un parcours consacré à l’œuvre d’Yves Saint Laurent et à son processus de création.
Parmi les 35 000 pièces qui constituent la collection, il fallait bien faire une sélection. Celle effectuée par la conservatrice du patrimoine Aurélie Samuel, nouvelle directrice des collections, a la particularité de mêler, dans une scénographie sobre qui s’efface derrière l’objet, beaucoup de médiums différents. Certaines sections ne sont consacrées qu’aux textiles, tel cet ensemble de mannequins revêtant les tenues les plus emblématiques de la griffe Saint Laurent : le smoking pour femme (1966), la saharienne (1968), le jumpsuit (1968) et le trench-coat (1976), autant de pièces incarnant « l’appropriation du vestiaire masculin et son adaptation au corps féminin » pour laquelle le couturier est réputé. D’autres sont consacrés aux bijoux. Les documents graphiques ne sont pas en reste avec cette section de croquis originaux, de fiches d’atelier ou de planches de collection mis en vis-à-vis des robes leur correspondant, qui ont défilé lors des deux premières collections de 1962. Ici, des entretiens filmés avec des petites mains de la maison ont été enregistrés comme autant de témoignages. Là, une vidéo saturée de photographies et d’archives dessinant un portrait du couple Bergé-Saint Laurent… C’est dans le studio, véritable capharnaüm, que se confrontent les objets les plus divers. Ce lieu où travaillait Saint Laurent et ses collaborateurs a été remeublé à la manière d’une period room censée donner une idée de l’atmosphère qui régnait pendant la préparation du défilé. Empilées sur des étagères et disposées sur des tables à tréteaux, des pièces originales (des livres d’art dont le couturier s’inspirait) se mêlent à des fac-similés (croquis placés dans des classeurs). Eu égard à la fragilité de l’ensemble des pièces exposées dans le musée – d’autant plus que les vêtements sont présentés sans vitrine pour plus de confort des visiteurs – ce parcours synthétisant la carrière d’Yves Saint Laurent est amené à connaître une rotation d’œuvres dans six mois et à laisser place dans un an à une exposition thématique sur la part d’Extrême-Orient dans l’œuvre du couturier.
Près du jardin Majorelle cher au couturier, la ville ocre inaugure une antenne du musée parisien et un centre culturel
Le 19 octobre, un musée Yves Saint Laurent ouvrira ses portes à Marrakech. À partir de 1966, c’est dans la « ville ocre » qu’Yves Saint Laurent vient deux fois par an dessiner les croquis de ses modèles. Et dans cette même cité que le couturier et son compagnon Pierre Bergé se sont durablement implantés en achetant en 1980 le jardin Majorelle, alors menacé de démolition. Après la mort d’Yves Saint Laurent, en 2008, ce jardin public aménagé en 1931 par le peintre éponyme de l’école de Nancy est devenu la propriété de la fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent qui en a confié la gestion à la fondation Jardin Majorelle (les deux fondations sont présidées par Pierre Bergé et, depuis son décès, par son époux Madison Cox, vice-président des deux fondations). Forte du succès de ce lieu, l’un des sites les plus visités du Maroc, la fondation Jardin Majorelle a ouvert au sein du parc en 2011 un musée consacré à la culture berbère dans l’ancien atelier de Majorelle. Au même moment, elle envisageait de créer un musée consacré à Yves Saint Laurent. « Le projet du Musée Yves Saint Laurent trouve sa genèse dans une exposition de 2010, “Yves Saint Laurent et le Maroc”, qui a rencontré un énorme succès auprès des Marrakchis et des visiteurs étrangers », explique Björn Dahlström, directeur du Musée Berbère devenu aussi directeur du Musée Yves Saint Laurent Marrakech. C’est à une centaine de mètres du jardin Majorelle que s’est installé le nouveau musée, tout juste sorti de terre. Ce bâtiment de 4 000 m2 d’inspiration contemporaine et marocaine, imaginé par le studio KO, constituera une antenne du musée de Paris. « Pour le moment, nous avons envoyé 200 ou 250 pièces de nos collections à Marrakech en prêt longue durée », explique Olivier Flaviano, directeur du musée parisien. Cinquante pièces tourneront dans un espace permanent dédié au couturier aux thématiques diverses (le masculin-féminin, le noir, l’Afrique et le Maroc…) et reposeront régulièrement en réserves. Quelques copies de vêtements ont en outre été réalisées pour que le musée marocain puisse exposer certaines pièces, telle la célèbre robe Mondrian, en même temps que le musée français. Plus qu’un musée, le site, qui abrite aussi une bibliothèque, un auditorium tourné vers le cinéma, un café et une salle d’exposition temporaire (la première exposition sera consacré au « Maroc de Jaques Majorelle ») a plus largement vocation à jouer le rôle de centre culturel.
La mort de Pierre Bergé, le 8 septembre dernier, ne devrait pas contrarier la stabilité financière de ce nouveau musée parisien. « Le budget de fonctionnement est pérenne et il est plutôt confortable », explique Aurélie Samuel, directrice des collections. Le projet scientifique et culturel du musée fait en effet état d’une contribution de 2 millions d’euros versée chaque année par Yves Saint Laurent Parfums à l’association pour le rayonnement de l’œuvre du couturier, devenue Musée Yves Saint Laurent Paris. Il s’agit d’une contrepartie financière négociée en 1999 lorsque le groupe YSL a été acheté par le groupe Pinault-Printemps-Redoute pour faire du prêt-à-porter et des parfums portant le nom d’YSL (Yves Saint Laurent se réservant la haute couture jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite de créateur en 2002). Le musée bénéficie également d’une subvention annuelle de fonctionnement d’un million d’euros versée par la fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, aujourd’hui présidée par le paysagiste Madison Cox, que Pierre Bergé a épousé en 2017 et qui a assuré les fonctions de vice-président jusqu’au décès de l’homme d’affaires.
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Yves Saint Laurent de la maison de couture au musée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°486 du 6 octobre 2017, avec le titre suivant : Yves Saint Laurent de la maison de couture au musée