Le service de prêt d’argent de Sotheby’s à ses clients rapporte sept fois plus de marge que son métier traditionnel de vente aux enchères. Cette activité a augmenté de 78 % au premier semestre 2015 et ne peut que croître compte tenu des sommes en jeu. La maison de ventes dispose d’une ligne de crédit d’1 milliard de dollars. Un argument décisif face aux concurrents.
Fin 2012, David C. Copley, magnat de la presse, éditeur du San Diego Union-Tribune, mourait d’une crise cardiaque au volant de son Aston Martin, laissant derrière lui une importante collection d’art. Courant 2013, ses Corot, Warhol, Lichtenstein et autres ont été mis en vente chez Sotheby’s. Parmi les arguments ayant permis à la maison de remporter ce contrat, figurait le prêt d’une importante somme d’argent accordé au trust (entité juridique distincte gérant le patrimoine du défunt) de David C. Copley, prêt garanti sur la valeur de sa collection d’art. Une faveur exceptionnelle ? Il n’en est rien : voilà plus de vingt-cinq ans que Sotheby’s accorde des prêts garantis sur des œuvres d’art, pour un total cumulé de plus de 4 milliards de dollars. Cette activité, l’une des plus rentables de la maison, est aujourd’hui en pleine expansion et lui offre un formidable levier de croissance.
Au premier semestre 2015, le service financier de Sotheby’s, entité distincte de l’activité de ventes aux enchères depuis fin 2013, a ainsi réalisé 24,7 millions de dollars de chiffre d’affaires (21,5 millions d’euros), une augmentation de 78 % par rapport à 2014. Dans le même temps, le chiffre d’affaires global de la maison baissait de 1 % pour atteindre 487,7 millions de dollars (429 millions d’euros). La rentabilité du service est forte, ses coûts directs étant très faibles. En 2014, si l’on rapporte le chiffre d’affaires (soit la marge brute pour ces deux activités) du service financier au nombre de ses employés, on obtient 4,1 millions de dollars par em-ployé (5,6 millions d’euros), quand ce chiffre est de 615 300 dollars (841 600 euros) pour le segment enchère. Ce service est aujourd’hui un vrai enjeu pour la maison qui perd du terrain face à Christie’s et fait face à une pression croissante de ses actionnaires – au premier rang desquels le gestionnaire de fonds spéculatif Dan Loeb – qui exigent une hausse de sa rentabilité.
Un service qui fidélise les clients
Comment fonctionne le service financier de Sotheby’s ? Composé de dix personnes, il accorde des prêts garantis sur une œuvre ou une collection : œuvres d’art, bijoux, mobilier, livres, voitures de collection… La maison peut accorder des sommes jusqu’à 100 millions de dollars, sans risque démesuré toutefois, puisque ces montants représentent 40 à 60 % du prix des œuvres concernées. Quant aux taux, « ils sont compétitifs et varient en fonction des besoins, selon la taille, le terme ou la complexité du prêt. Nous pouvons trouver des solutions créatives et à moindre coûts pour nos clients », précise Jan Prasens vice-président senior et directeur du management du service financier chez Sotheby’s. Il peut s’agir de simples prêts à terme, généralement d’une durée de deux ans renouvelables : dans ce cas (qui représente près de deux tiers des prêts), la visée est purement financière pour la maison. Mais Sotheby’s accorde également des prêts liés à un engagement de vendre plus tard par son entremise les œuvres gagées. Ce second type de prêt alimente ainsi l’activité de ventes de la maison, offrant un argument de plus pour attirer des vendeurs. C’est à la fois dans l’optique de gagner de nouveaux clients, en grande majorité des collectionneurs, et d’offrir un service aux clients existants, afin de les fidéliser. « La plupart du temps, ces emprunteurs sont déjà clients de la maison. Cela nous permet d’augmenter l’interaction avec ces clients et de renforcer nos relations », explique Jan Prasens. Selon le rapport de Skate’s sur le sujet (1), Sotheby’s est aujourd’hui le plus important acteur du marché des prêts sur l’art, dans un paysage en pleine croissance, avec des taux s’échelonnant de 2 % à plus de 30 %. En 2015, ces prêts devraient représenter un encours de plus de 10 milliards de dollars (8,7 milliards d’euros) et pourraient à terme atteindre 100 milliards de dollars. Skate’s parie d’ailleurs sur le développement de ce marché : la société a lancé le 12 octobre une base de données qui compile à la fois les prix des œuvres et les prêts sur l’art.
Plusieurs éléments expliquent le développement exponentiel de ce marché, avant tout l’augmentation du nombre de collectionneurs et de la valeur de leurs œuvres. « Les œuvres de nos clients ont augmenté en valeur, mais ils peuvent souhaiter ne pas les vendre et plutôt extraire une partie de cette valeur », explique Jan Prasens. « Les taux d’intérêt étant très bas, c’est devenu un produit très attractif, qui permet aux clients d’accéder à des fonds à très bas coût et souvent sur le long terme », ajoute Sergey Skaterschikov, analyste financier et fondateur de Skate’s Art Market Research.
Enjeux stratégiques
Actif majoritairement aux États-Unis, le marché réunit des établissements bancaires traditionnels (dont Goldman Sachs ou CitiBank, pionniers du genre en 1979), des maisons de ventes, mais aussi une série de structures spécialisées, telles Borro ou Art Capital group, qui prêtent rapidement, mais à des taux très importants. Pour les clients, le recours aux maisons de ventes présente plusieurs avantages. La possibilité de vendre les œuvres gagées in fine n’est pas leur seul atout. « Nous offrons une expertise unique de ce marché. Contrairement à l’approche des banques, souvent fragmentée, nos ressources en interne nous permettent de répondre très rapidement aux besoins de nos clients. Aussi, nous sommes un acteur global, présent partout dans le monde et pouvons offrir des services financiers sur-mesure, avec des garanties accordées sur les seules œuvres d’art », détaille Jan Prasens à propos de Sotheby’s. Les autres maisons de ventes ont chacune leur stratégie. Christie’s, plus discrète que sa consœur sur le sujet, n’en est pas moins très active. « Christie’s utilise ces prêts comme un moyen d’obtenir des collections exceptionnelles. Elle a une activité importante dans ce domaine, quoique plus réduite que Sotheby’s », poursuit l’analyste. Quant à Phillips, conclut-il, « il s’agit d’un petit acteur, qui souhaite obtenir plus de business de ses collectionneurs haut de gamme ». Ces services devraient se développer rapidement au sein des maisons de vente. « C’est un avantage stratégique pour les maisons de vente, clairement cela fait partie intégrante de leur business. Ceux qui n’offrent pas de tels services vont devoir s’adapter », prévoit Sergey Skaterschikov. Une fois n’est pas coutume, le fait d’être une société cotée est un avantage pour Sotheby’s dans cette bataille. Outre la transparence qui y est liée, « cela permet de lever de l’argent en bourse pour se développer, voire en cas de difficulté », précise Benjamin Maufras, chez Crédit Agricole CIB. « Mais Christie’s, qui fait partie d’un groupe de taille importante, peut autofinancer cette activité », poursuit-il. Compte tenu de la surface financière de ces deux sociétés, cet avantage compétitif ne pourra que creuser l’écart avec les autres maisons de ventes, qui, elles, ne disposent pas de ces atouts.
Moody’s inquiète
Mais cette activité n’est pas sans risques. Pour prêter toujours plus, Sotheby’s a dû elle-même emprunter. En juin dernier, la maison a ainsi augmenté la taille de sa ligne de crédit qui est passée de 550 millions de dollars à près d’un milliard de dollars, lui permettant potentiellement d’accorder des prêts à hauteur de près d’1,3 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros). Or, ce niveau d’endettement inquiète l’agence de notation Moody’s, qui a émis le 28 septembre une perspective négative sur la note de la société. L’analyste Margaret Taylor y indiquait : « Sotheby’s est en train de sacrifier son équilibre budgétaire, pour soutenir son portefeuille de prêts ». La conséquence immédiate a été une chute de l’action Sotheby’s, qui a baissé le lendemain à 31,60 dollars (27,80 euros), son plus bas niveau depuis fin novembre 2012. À plus long terme, est ce un danger pour Sotheby’s ? Benjamin Maufras répond : « Cela révèle un changement structurel de son modèle, qui va faire augmenter sa dette. Bien sûr, cela génère de l’activité avec des marges très fortes, mais cela la rend plus risquée. Par la suite, la note de Sotheby’s pourrait être dégradée, ce qui entraînerait un renchérissement du coût de sa dette. » Ce mécanisme rend la société plus vulnérable en cas de baisse d’activité, notamment lors d’un retournement de cycle.
Plus généralement, quelles sont les conséquences de cette activité pour le marché de l’art ? Si l’utilisation de ces prêts augmente sans conteste le chiffre d’affaires global des maisons et soutient leur activité de ventes aux enchères, elle intensifie encore la concurrence entre ces structures. Par ailleurs, elle ne peut que renforcer les investissements dans l’art et la spéculation sur ces biens, un mécanisme qui n’est pas exempt de dangers. « Le recours à ces prêts n’est pas encore très répandu, mais cela encourage en effet la spéculation. Autre changement à signaler, cela rend le volume des échanges et les liquidités du marché de l’art plus vulnérables aux variations des taux d’intérêt », indique Sergey Skaterschikov. « Tant que cela ne concerne pas une part trop importante de l’activité des maisons de ventes, cela ne pose pas de problème. Mais le marché de l’art est d’une grande volatilité et le risque que les œuvres perdent de la valeur est très élevé », note à son tour Benjamin Maufras. Ce nouvel épisode de la bataille entre maisons de ventes promet d’être féroce.
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La très profitable banque Sotheby’s
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°444 du 30 octobre 2015, avec le titre suivant : La très profitable banque Sotheby’s