Le philosophe et écrivain Régis Debray publie une anthologie de ses textes sur l’image, rédigés de 1992 à aujourd’hui.
Le philosophe et écrivain a publié à l’automne dernier un recueil de textes sur l’image, rédigés entre 1992 et aujourd’hui. Cette anthologie est un point de départ judicieux pour lui demander son sentiment sur quelques mutations ou permanences du monde de l’art depuis vingt ans.
« L’œil s’éduque par les mots » disiez-vous lors d’une conférence devant des professeurs en 1993. L’éducation à l’image a-t-elle progressé en vingt ans ?
Si je regarde les manuels scolaires, je serais plutôt sensible à la déséducation par l’image. Les manuels d’histoire en particulier ont tendance à transposer sur papier le journal de TF1 : construction en mosaïque, effigie des « people », absence de lien logique, textes simplistes. Le document visuel est rarement critiqué. Il fait foi. En disant que « l’œil s’éduque par les mots », je voulais seulement rappeler qu’on ne peut pas court-circuiter l’éducation via la lecture par l’émotion visuelle. Et que plus on a de vocabulaire, plus on affine sa perception, et plus le plaisir sensuel est grand. Si vous savez les nuances du vert, et distinguer l’amande, l’épinard, l’olive, le vert bouteille et le vert céladon – vous serez encore plus sensible au vert Véronèse. N’opposons pas trop vite le goût au savoir, ou la jouissance à la connaissance… C’était la tentation de Malraux : jouer le musée contre l’université. Couper l’herbe sous le pied des profs par l’accès direct aux œuvres. Ça n’a pas marché. Ce n’est pas une raison pour faire le cuistre, mais pas non plus pour faire l’idiot.
Que vous inspire le fait qu’il y ait de plus en plus d’écrits présentés dans les expositions d’art, à l’instar du Pavillon français de Sophie Calle à la Biennale de Venise en 2007 ?
Ce serait réducteur de remarquer que l’image est onéreuse et le mot bon marché. Le texte n’exige pas beaucoup de travail, l’image en exige toujours un peu, y compris dans la photo et encore plus dans le numérique. L’écrit, ça coûte moins cher et ça prend moins de place. Mais il y a une logique plus profonde là derrière, me semble-t-il. L’art conceptuel poussé jusqu’au bout, supprime l’image et produit du signe. Dès lors que l’essentiel de l’œuvre est son idée, ou l’idée qu’elle peut susciter chez celui qui la regarde, l’objet physique devient accessoire ou superflu, sinon même rédhibitoire. L’accompagnement théorique prend le dessus. Et puis, c’est la personne de l’artiste qui compte, sa signature, son aura. C’est elle qu’on expose et c’est elle qu’on vend. L’idée de la chose, c’est à la fin la mort de la chose. C’est logique et rigoureux.
À l’inverse vous constatiez dès 1994, la disparition du manifeste artistique. Est-ce toujours le cas ?
Le tout-à-l’ego nuit aux regroupements, à l’effet de bande, au coude-à-coude. Il faut jouer perso, si on veut vendre et se vendre. Mais au-delà de l’emprise de la concurrence et du marché, il y a un autre facteur : le devoir d’ironie. Un manifeste est toujours un peu naïf ou premier degré. Il donne à croire qu’on croit à la puissance d’une idée ou à l’importance d’une proposition théorique. Or, ne pas se prendre au sérieux est l’impératif absolu du contemporain, on détourne, on se décale, on joue avec, on est deuxième ou troisième degré. On tourne Mao en Mickey. C’est le « fun » qui compte, la fête, le marrant. Le manifeste est chose du passé. Il sue l’esprit de sérieux. Il manque de cynisme. Ajoutez à la crainte du ridicule la crise du futur, le présentisme généralisé, la déroute des utopies, l’écroulement du politique, et vous comprenez que l’essentiel est de se mettre à son compte et de bien tenir sa boutique. Sans penser à des lendemains qui de toute façon nous feront déchanter. C’est tout de même une perte d’espérance, le pur présent. Tous ces manifestes tendaient vers un futur, on ouvrait des portes. On ne croit plus en l’anticipation. Les lointains ont quitté la scène, en art comme en politique. Il y a aussi le remplacement du salon par la foire qui est une juxtaposition de stands. On fait partie d’une écurie, non d’une école ou d’une bande de créateurs. On est de « chez » Gagosian ou de « chez » Perrotin. Et puis, un manifeste suppose une écriture, voire une pensée. Or, des écrivains, on n’a plus rien à fiche, sauf pour leur demander une petite préface et remplir les blancs d’une maquette. À Paris Match, on appelle cela « le gris ». Ce petit supplément d’âme n’est là que pour la décoration. Les « top ten » peuvent s’en passer. C’est limite rafraîchissant.
Le médialogue que vous êtes, appelait dès 1992 à ne pas « sonner le tocsin » contre la multiplication des écrans. N’êtes-vous pas frappé par la faiblesse de la création numérique ?
Une nouvelle technique met du temps à produire la poétique qui lui correspond. Que disait Lamartine de la photographie, à son apparition ? « Cette invention de hasard qui ne sera jamais un art ». Que disait Georges Duhamel du cinématographe ? Un art ilote, un divertissement de foire. Le cinéma a mis trente ans à produire ses Michel Ange et ses Caravage. La vidéo n’a pas engendré de suite Nam June Paik ou Bill Viola. Cela a pris une génération. Il est vrai que je n’ai encore rien vu de convaincant dans la galaxie numérique, en termes d’art. Aucun produit dont on puisse dire qu’il fasse œuvre. Mais je suis peut-être mal informé, et de toute façon, on doit donner du temps au temps. Reparlons-en, si vous voulez, vers 2050.
La critique d’art est-elle aussi sévère que la critique littéraire ou cinématographique ?
Le marketing a-t-il besoin de critiques ? Qui fait la cote d’un plasticien ? Un bon article dans la NRF ou une belle vente chez Sotheby’s ? L’art contemporain ne se critique pas. Il se photographie ou il se raconte. Et pour le buzz, mieux vaut le conseiller de Pinault et les paparazzi que les coupeurs de cheveux en quatre dans des revues confidentielles. C’est vrai que l’on éreinte moins une expo qu’un film. Cela s’explique parce qu’il faut être dans le milieu pour être autorisé à en parler, il faut rester « in », applaudir en cadence, décrier ce qui est décrié. Sinon, on est out, ou réac. C’est un processus de corruption normal. Qui faisait la critique de l’art ? Des gens de culture : Diderot, Baudelaire, André Breton, Alain Jouffroy. Dès lors que l’art tourne sur lui-même, il n’a plus besoin d’hommes ou de femmes d’étude. Pensez à tous les peintres qu’André Breton a accrédités. Aujourd’hui, c’est le record de vente qui fait la une. Julien Gracq m’avait dit : « la peinture se survit fort bien par la finance ». Ça fait de l’argent, c’est mode, c’est luxe. À quoi bon aller plus loin ?
Peut-être aussi la peur d’être déjugé par l’histoire ?
Oui, la peur de s’appeler un jour Pinard, de passer à côté de Van Gogh ou de refuser le legs Caillebote. Donc, pas de prise de risque, ni de jugement de valeur. Ça pourrait mal tourner. Restons dans le « mainstream ». Ce refus de prendre parti crée de l’indifférence à la longue. Pourtant qu’est ce que l’art sinon une perpétuelle production de différences ? Une suite de parti pris ? Un constant bouleversement des hiérarchies ? Dommage de noyer tout cela dans l’admiration uniforme et béate du nouveau. Les inventeurs méritent mieux.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Régis Debray : « L’art est une perpétuelle production de différences »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Régis Debray. Photo D.R.
Régis Debray - Le stupéfiant image, de la grotte Chauvet au Centre Pompidou - ed. Gallimard, 396 pages, 30 €
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Régis Debray : « L’art est une perpétuelle production de différences »