L’intégrale Kirchner

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 3 juillet 2012 - 857 mots

Le peintre allemand ne doit pas être réduit à sa participation à Die Brücke. Ses œuvres de maturité, en particulier, sont à redécouvrir à Madrid.

Présente dans toutes les grandes collections internationales, publiques ou privées, la peinture d’Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938) demeure étonnamment mal connue dans toutes ses composantes. C’est ce que relèveront les visiteurs de la grande monographie que lui consacre cet été la Fondation Mapfre, à Madrid. Un tel événement n’a jamais eu lieu en France, le travail du précurseur de l’expressionnisme allemand n’ayant été considéré dans sa globalité qu’en Allemagne ou en Suisse. En réunissant plus de 150 œuvres – peintures, gravures et rares sculptures sur bois –, la fondation espagnole écrit une belle page d’histoire de l’art. Celle-ci permet d’affirmer que Kirchner a réussi à dépasser le stade de l’aventure collective de Die Brücke, lancée à Dresde en 1905.

Membre fondateur de ce groupe d’avant-garde décidé à rompre avec l’académisme, groupe constitué de Bleyl, Heckel et Schmidt-Rottluff, vite rejoints par Max Pechstein, Van Dongen ou Nolde, Kirchner s’est confronté tout au long de sa carrière aux nouveautés artistiques. Avant l’aventure de Die Brücke, le peintre avait versé dans le postimpressionnisme, en témoignent les accents fauves de Fille nue à l’ombre d’une branche (1905, Musée Kirchner, Davos, Suisse). La gravure l’amènera à pratiquer les aplats avec brio, à l’aide d’une touche parfois proche de l’art de Matisse – voir la Femme couchée à la chemise blanche (1909, Musée Städel, Francfort-sur-le-Main). La figure féminine, motif de prédilection, lui procure l’occasion de définir son credo : visages taillés à la serpe, corps étirés de baigneuses observées sur les bords de la mer Baltique, couleurs exubérantes. Sa palette s’assombrit pourtant dès son arrivée à Berlin, en 1911, où la découverte du cubisme acère encore son trait. La guerre l’envoie dans les rangs de l’armée, d’où il est réformé pour cause de dépression chronique.
Les aventures de jeunesse sont toutefois derrière lui. Installé en Suisse où il livre de très beaux autoportraits, Kirchner renoue, au contact de la nature, avec une autre forme de primitivisme.

Il s’empare de sujets alpins, rustiques à souhait, pour des tableaux qui ne constituent sans doute pas le meilleur de sa production. Mais au milieu des années 1920, le peintre s’engage dans une voie plus heureuse, qualifiée plus tard par la critique d’« abstraction lyrique ». Plus nourrie de sa pratique de la gravure – qui oblige à la synthèse des formes – que par une réelle influence de l’abstraction, proche des travaux de Fernand Léger et Le Corbusier par ses larges aplats de couleurs, Kirchner crée une peinture monumentale, aux lignes souples, entrant parfois en résonance avec la hardiesse nouvelle de ses sculptures sur bois (Paire d’acrobates, 1932, Davos). Très présentes dans les collections du Musée Kirchner, lequel fut créé grâce à un legs de la famille de l’artiste, ces œuvres, qui montrent un tout autre peintre que celui de Die Brücke, n’auront pas constitué une inflexion salutaire pour sa carrière. Relégué au rang de peintre « dégénéré » par les nazis, Kirchner se suicide en 1938. Une mort violente qui tranche avec le caractère apparemment apaisé du pinceau des œuvres de maturité.

ERNST LUDWIG KIRCHNER

- Commissaires : Karin Schick, directrice du Musée Kirchner, Davos ; MarÁ­a Luisa Barrio Maestre, Fondation Mapfre

- Nombre d’œuvres : 153


Jusqu’au 2 septembre, Fondation Mapfre, Paseo de Recoletos no 23, Madrid, www.exposicionesmapfrearte.com/kirchner/, lun. 14h-20h, du mar.-sam. 10h-20h, dim. 11h-19h. Catalogue, en espagnol.


La Fondation Mapfre, un pont vers l’Europe

Quelle est cette fondation, encore peu connue en France, qui peut se targuer d’offrir au public une telle rétrospective riche de prêts du Musée national d’art moderne (Paris), de la National Galerie de Berlin ou de celle de Washington ? En véritable agitateur d’idées, Pablo Jiménez Burillo, son directeur général, peut se satisfaire de la place qu’occupe aujourd’hui la fondation culturelle madrilène – qui traite aussi de littérature, d’histoire ou de cinéma – située à quelques encablures du Musée du Prado. Créée dans les années 1980, la Fondation Mapfre, liée à un géant de l’assurance espagnole, ne connaît pas la crise, grâce, notamment, à l’implantation de Mapfre dans des pays émergents tels que le Brésil. Lorsqu’elle a été créée, elle cherchait pourtant sa place, dans un pays où les fondations bancaires ont souvent joué un rôle de précurseur en matière artistique. « Nous sommes alors partis du constat qu’il n’existait pas d’équivalent du Musée d’Orsay en Espagne, qu’il n’existait rien entre le Prado et le Reina SofÁ­a, c’est-à-dire entre l’art ancien et l’art moderne contemporain », explique Pablo Jiménez Burillo. D’où un programme qui a d’abord visé à exposer l’art espagnol précédant la modernité, révélant les symbolistes espagnols ou une figure telle que JoaquÁ­n Sorolla, avant d’élargir son champ au XIXe siècle européen. « Je mets les doigts sur les plaies, sur ce qui n’est pas traité ici en Espagne », poursuit le directeur. Cet été, la Fondation enverra ainsi au Brésil une grande exposition dédiée à l’impressionnisme. Elle a été montée en partenariat avec le Musée d’Orsay. Signe que la petite fondation madrilène a bien voix au chapitre dans le concert des grandes institutions internationales.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°373 du 6 juillet 2012, avec le titre suivant : L’intégrale Kirchner

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