La redécouverte du peintre coréen constitue l’un des temps forts du « off » de la Biennale de Venise. Le Palazzo Fortuny lui consacre une large rétrospective.
Venise. La rétrospective de Yun Hyong-keun (1928-2007), dont une première version s’est tenue au National Museum of Modern and Contemporary Art (MMCA) de Séoul en 2018, est présentée comme un événement au Palazzo Fortuny, dont la splendide vétusté offre un écrin brut idéal. Il aura fallu en effet attendre dix ans après la mort de l’artiste coréen pour voir en Europe une exposition de cette ampleur consacrée à son œuvre, conservé en l’état dans son atelier.
L’exposition est soutenue par la galerie coréenne PKM, à Séoul, qui gère la succession de l’artiste, Hyong-keun étant également représenté par les galeries Blum & Poe, Axel Vervoordt, Simon Lee et David Zwirner. Chacune de ces enseignes dispose d’antennes en Asie, que ce soit à Hongkong, ou à Tokyo pour l’américaine Blum & Poe, et toutes éprouvent le besoin d’intégrer à leur panel des artistes de la scène locale.
L’exposition comporte une soixantaine de tableaux et d’œuvres sur papier. C’est peu, mais le peintre a trouvé sa voie et son style tardivement, à l’âge de 45 ans, et ces pièces offrent la quintessence de sa démarche artistique. Yun Hyong-keun était une figure centrale du groupe Dansaekhwa, qui émergea au milieu des années 1960, est-il expliqué dans le catalogue. Le Dansaekhwa se définirait par une esthétique du monochrome et une économie de gestes et de moyens caractéristiques d’un art d’après-guerre en quête de ses propres règles, qui plus est dans un pays isolé. Il serait ainsi le pendant, nourri de spiritualité, du minimalisme né au même moment en Occident.
Cependant, peut-on réellement parler d’un mouvement ? Pour Jean Brolly, il s’agit plus largement d’une « sensibilité asiatique ». Le galeriste, le premier et le seul qui exposa Yun Hyong-keun à Paris, où celui-ci résida pendant quelques semaines en 2002, estime que c’est a posteriori qu’a été forgée cette appellation qui réunit des artistes ayant travaillé « chacun dans leur coin ». Reste que Yun Hyong-keun est bien, selon lui, « l’un des représentants d’une génération de peintres qui ont engagé de manière radicale, dans les années 1960-1970, l’art coréen dans la modernité. Son travail témoigne d’une recherche de simplification de la forme associée à une affirmation des qualités matérielles de la peinture ».
Réparti dans les étages du Palazzo Fortuny, le parcours, articulé en trois parties, commence par les œuvres du début, lorsque, en 1973, Yun, tout juste sorti de détention – il a été incarcéré à la prison de Seodaemun pour d’obscures raisons politiques –, se retrouve inscrit sur une liste noire. Privé de contrat de travail jusqu’en 1980, il se met à peindre. Il a qualifié cette période de « gate of heaven and earth » (la porte du ciel et de la terre). Les toiles sont en effet réalisées à partir d’un mélange de bleu et d’une variété d’ocre à partir duquel il obtient ce spectre de nuances sombres, allant du brun à l’ébène. La toile écrue des chassis est alors en lin ou en coton, et le mouvement de la brosse y dépose de larges bandes verticales dont les bords semblent parfois trembler et qui peuvent évoquer des embrasures. Sur l’une de ces toiles, les monolithes sombres vacillent et semblent s’effondrer les uns sur les autres : Yun l’a peinte à la suite du massacre de Gwangju, en mai 1980. À partir de cette date, les tableaux offrent au regard de purs monochromes, noirs, qu’une faible concentration d’huile rend encore plus opaque. On peut voir dans le radicalisme de cette monochromie l’expression d’une intense déréliction. Il faut dire que la biographie de l’artiste, lequel a connu l’occupation américaine, la guerre de Corée, la dictature, la répression sanglante du soulèvement populaire de Gwangju…, est un condensé de l’histoire traumatique de la Corée au siècle dernier. Plusieurs fois emprisonné, Yun eut une vie particulièrement tragique et heurtée.
Le dernier étage, qui reconstitue fidèlement son atelier, laisse imaginer qu’il avait pourtant, à l’intérieur de ce chaos, construit un espace de paix. Outre des documents d’archives, mais aussi des tableaux de son beau-père et mentor, Kim Whanki, et des sculptures de Jeon Roe-jin et de Choi Jongtae, on y découvre une pièce murale de Donald Judd, artiste que Yun rencontra à l’occasion d’un voyage à New York en 1975. Judd monta deux expositions de son ami coréen, à la Judd Foundation de New York et à la Chinati Foundation Marfa (Texas), en 1993 et 1994. Pourtant, bien que son travail ait connu une vraie notoriété en Corée et au Japon, et que, par l’intermédiaire de Judd, il ait bénéficié d’une visibilité aux États-Unis, Yun Hyong-keun est resté très confidentiel en Europe où sa reconnaissance par le marché est récente. « Lors de ses expositions à la galerie, en 2002 et 2006, personne se savait qui c’était en France, rappelle Jean Brolly. Aucune des deux expositions n’a d’ailleurs rencontré de succès commercial. » Aujourd’hui c’est la galerie coréenne PKM qui a repris les œuvres en dépôt et qui veille, avec Yun Seong-ryeol, le fils de l’artiste né en 1966, à leur diffusion, en les inscrivant dans l’esprit du Dansaekhwa, auxquels sont également affiliés des artistes aussi reconnus que Lee Ufan ou Chung Chang-Sup (1927-2011).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°529 du 20 septembre 2019, avec le titre suivant : Yun Hyong-keun, radical et sensible