Invité au Musée de l’Orangerie, l’artiste allemand de 74 ans veut « donner à voir » la beauté et la fragilité du monde naturel. Ses rituels minimalistes résonnent avec force aujourd’hui.
En cette fin d’après-midi de mars, une stèle blanche a été dressée dans la salle ovale des Nymphéas, et une petite audience retient son souffle pendant que Wolfgang Laib approche. L’artiste allemand est le douzième invité du programme Contrepoints contemporains, lancé il y a cinq ans par le Musée de l’Orangerie. Mais il est le premier à réaliser une installation in situ en dialogue avec la frise panoramique de Claude Monet. Tout de blanc vêtu, le crâne glabre, des lunettes à fine monture ronde sur le nez, Laib dévisse le couvercle d’un bocal transparent qui laisse voir son contenu d’un jaune intense. Il plonge doucement une spatule à l’intérieur et dépose sur la stèle une cuillerée de poudre granuleuse, puis une autre, lentement, et encore une. Un minuscule talus doré se forme peu à peu. Au bout de quelques minutes, l’artiste referme son bocal, fait un pas de côté, le public applaudit. La cérémonie est finie. Ce n’est pas la première fois que Wolfgang Laib, mondialement connu pour son travail en lien avec la nature, opère ce rituel silencieux. De la fondation Beyeler, à Bâle, au Moma à New York, il a, à maintes occasions, épandu dans les musées les grains d’étamines de noisetier, de pin ou de pissenlits (préalablement récoltés aux environs de son studio, au milieu des champs, à l’orée du village du sud de l’Allemagne où il passe la moitié de l’année). Avec le lait, le riz, et la cire d’abeilles, le pollen est depuis plus de quarante ans l’un de ses matériaux de prédilection, à partir desquels il réalise ses installations : alcôve de cire odorante, immenses monochromes solaires en pollen dessinés au sol, alignements de petit tas de riz pyramidaux… Les formes sont géométriques – rectangles, carrés, triangles – ou elles empruntent au vocabulaire de l’architecture – maison, tour, escalier, ziggourat (édifice religieux mésopotamien). La répétition des gestes et des lignes rigoureuses est au cœur de son œuvre, qui insiste, depuis quarante ans, se chargeant au fil du temps d’une signification différente. Lui aime à dire qu’il ne crée pas mais « donne à voir » la beauté présente dans la nature. « Le pollen est à l’origine de la vie, remarque-t-il simplement. Il ne s’agit pas d’un pigment pour faire un tableau. »
Le sens de son œuvre se situe, ainsi qu’il l’affirme lui-même, « au-delà » de la représentation. « La nature et la beauté sont une même chose. Je ne peux rien créer d’aussi beau que la nature », scande-t-il comme un mantra. À l’instar d’une légende, son histoire biographique déroule elle aussi invariablement le même récit d’initiation. Celui d’un enfant qui grandit dans une famille allemande éprise d’art et de voyage, et d’une amitié au long cours avec Jacob Bräckle, peintre paysagiste de Biberach pétri de philosophie chinoise. Les Laib se rendent en vacances en Europe, dont ils visitent les grandes cités médiévales, les églises romanes et, à plusieurs reprises, la ville d’Assise, liée à la vie de saint François, une figure qui marque la pensée du jeune Wolfgang. Au milieu des années 1960, ils se rendent en Turquie sur la tombe du poète soufi Djalal ad-Din Rumi. L’absence de mobilier des habitations rustiques turques aurait d’ailleurs inspiré aux Laib l’aménagement minimaliste de leur maison. Construite en verre, au milieu des prairies et des bois, celle-ci constitue déjà une expérience artistique radicale. Bientôt Wolfgang Laib et ses parents découvriront l’Asie et plus particulièrement l’Inde, où l’artiste installera plus tard son studio et où il passe désormais plusieurs mois de l’année. Diplômé de l’université de Tübingen, Wolfgang Laib aurait pu exercer en tant que médecin, comme son père. Il a hésité. Pour finalement choisir de guérir autrement les maux des hommes et de la société, grâce à l’art. En 1975, il crée la première de ses Milkstones (pierre de lait) – des sculptures rectangulaires en marbre blanc dont la roche est poncée afin de créer une légère dépression, que l’artiste emplit de lait. Au Musée de l’Orangerie, le petit tas de pollen symboliquement érigé ne restera pas plus de quelques heures au milieu de « la chapelle Sixtine de l’impressionnisme », où aucune autre œuvre n’est tolérée. Mais dans la salle d’introduction des Nymphéas, Wolfgang Laib a conçu à l’identique une pyramide de pollen placée sous une vitrine de verre : Une Montagne qu’on ne saurait gravir. Pour Monet.
Cet hommage au peintre s’inscrit dans une réflexion entamée récemment. « Depuis 2019 et son exposition “Without Time, Without Place, Without Body”, à Florence, Wolfgang Laib a commencé un dialogue avec des œuvres du passé, comme au couvent San Marco avec les peintures de Fra Angelico, ou à la chapelle des Mages au palais Medici Riccardi, relate Sophie Eloy, attachée de collection, chargée des Contrepoints contemporains du Musée de l’Orangerie. Il instaure ainsi une relation fondée sur les perceptions subtiles entre l’art visible et l’esprit invisible. » Depuis quelque temps, on le voit davantage aussi aux côtés de sa femme, Carolyn Laib, une ex-conservatrice spécialisée dans les arts asiatiques rencontrée à New York au début des années 1980. Lauréat du prestigieux Praemium Imperial en 2014, Wolfgang Laib a bénéficié d’une rétrospective itinérante aux États-Unis dès le début des années 2000. Son œuvre est également très prisée en France. En 1992, il réalise dans le forum du centre Pompidou un grand carré de pollen, « rapidement dispersé par le système de ventilation et les pigeons de passage », se souvient un critique d’art. Le protocole n’a pas toujours été infaillible… Mais il est aujourd’hui plus contemporain que jamais. L’économie de moyens de ses installations, qui ne nécessitent souvent guère plus que quelques bocaux, un sac de riz, et une patience infinie, séduit les musées. Pas de frais de transport d’œuvres ni de police d’assurance exorbitante, peu de manutention, Wolfgang Laib est l’invité dont rêvent les institutions. Quant à son propos, qui invite à réfléchir sur la beauté et la fragilité de la nature à travers une rencontre essentielle, élémentaire, il résonne plus que jamais avec l’actualité. Dans un contexte d’urgence climatique, de dégradation de notre environnement et d’extinction des espèces, l’œuvre de Wolfgang Laib n’a jamais semblé aussi pertinente. Au sous-sol du Musée de l’Orangerie, l’installation Champ de riz comporte ainsi deux stèles triangulaires en granit « recouvertes de cendres sacrées indiennes », réflexion sur le cycle de la vie et de la mort. Depuis le début, l’artiste revendique une dimension spirituelle. En 2017, il présente dans l’espace parisien de sa galerie, Thaddaeus Ropac, six sculptures de granit noir ovoïdes de différentes tailles au milieu d’une pièce dont les murs sont recouverts de 28 dessins quasi invisibles sur fond blanc. Le rapprochement de ces formes pleines et massives et de ces œuvres graphiques diaphanes fait écho à une de ses toutes premières installations. Et génère, assure-t-il, « une énergie incroyable ».
Soulignant le caractère intemporel et universel de son art, Wolfgang Laib se dit volontiers très heureux de voir combien il peut « donner à tant de gens à travers le monde ». Le sérieux impassible du propos détonne avec la douceur de la voix qui l’énonce. Sous ses apparences de moine zen, l’artiste révèle l’assurance impassible d’un gourou. C’est pourtant pour privilégier le doute qu’il a choisi la voie de l’art. « Les gens pensent que je suis bouddhiste, mais ce n’est pas le cas, déclarait-il dans une interview. J’ai choisi de ne pas entrer dans un monastère mais de devenir un artiste, c’est-à-dire de ne pas savoir où j’allais. »Sans jamais dévier de son chemin. Inlassablement, d’exposition en performance, l’artiste recrée les mêmes pièces, déploie les mêmes matières, réitère immuablement les mêmes gestes. « Ceux-ci, comme le renouvellement des saisons, proposent une reformulation de l’essence éternelle de la nature et de la vie, qui n’est jamais strictement tout à fait la même », écrivait déjà Margit Rowell, alors conservatrice au Centre Pompidou, il y a plus de trente ans. Wolfgang Laib ne varie pas. Et c’est toute sa force.
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Wolfgang Laib, éloge de la fragilité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°775 du 1 mai 2024, avec le titre suivant : Wolfgang Laib, ses offrandes au vivant