La Punta della Dogana fait appel au thème de l’icône pour présenter les œuvres, sinon les plus emblématiques, du moins les plus contemplatives de la Pinault Collection.
Venise. « Icônes », le terme qui donne son titre à l’exposition actuellement présentée à la Pointe de la Douane, renvoie à la notion de culte religieux, particulièrement pertinente dans un contexte vénitien, comme le fait remarquer Bruno Racine. Le directeur du lieu qui jouxte la basilique Santa Maria della Salute relève la polysémie d’un mot qualifiant aussi « les œuvres emblématiques d’une institution ou d’une collection ». Si le parcours se termine sur la Nona Ora (1999) de Maurizio Cattelan, figure du pape Jean-Paul II écrasé par une météorite devenue aussi iconique qu’elle fut scandaleuse lors de ses premières présentations, ce sont cependant des trésors plus discrets de la Collection Pinault, des œuvres de Robert Ryman et Agnes Martin « au seuil de l’invisible », qui sont au départ de ce projet.
Une toile lacérée de Lucio Fontana (Concetto spaziale, 1958), laissant imaginer un au-delà de la peinture, ouvre le parcours, à la façon d’une porte entrebâillée sur une perspective iconoclaste. L’installation magnétique de Lygia Pape (Ttéia 1, 2003-2017, [voir ill.]), la magie intangible de ses fils d’or révélés par la lumière, guide ensuite le visiteur à travers une semi-pénombre jusqu’à une sculpture de Donald Judd dont les quatre « boxes » d’acier inscrivent en creux le dessin d’une croix (l’œuvre fut réalisée dans l’atelier que l’artiste installa à la fin des années 1980 en plein désert, à Marfa (Texas), devenu depuis un lieu de pèlerinage pour les amateurs d’art). L’icône n’est-elle pas au fondement du passage à l’abstraction ? C’est dans le coin oriental des maisons russes où celle-ci était traditionnellement disposée que Malevitch plaça son Carré noir sur fond blanc, le substituant à l’image pieuse (lors de la « Dernière exposition futuriste de tableau 0.10 » qui se tint à Petrograd en 1915, écrit Emma Lavigne, co-commissaire de l’exposition, dans le catalogue). Qui mieux que le cinéaste Andreï Tarkovski (1932-1986) pour évoquer l’aspiration à la transcendance d’une société saturée d’images, à présent désertée par le sentiment du divin ? Un extrait de son film Andreï Roublev (1966), qui prend pour sujet ce moine et peintre russe, fait écho aux liens qu’entretient l’art avec l’iconographie sacrée.
L’exposition comporte un versant tirant vers l’ascèse, qu’il s’agisse des lignes épurées des toiles d’Agnes Martin, des touches de pinceau de Lee Ufan, des surfaces rutilantes et scarifiées de Rudolf Stingel ou des monochromes en filets métalliques de Francesco Lo Savio… Pour autant, elle ne tourne pas le dos à la matière et à ses incarnations. Ainsi du film de Philippe Parreno dont la caméra semble lécher les craquelures et le vernis de la Quinta del Sordo (la « maison du sourd ») de Goya, comme si son objectif endoscopique pénétrait à l’intérieur des entrailles de l’œuvre. Ou les tissus à l’aspect ensanglanté des ballots noués photographiés par Dayanita Singh (Time Measures). Ou encore la chair marbrée de ces pieds masculins saisis dans une posture rappelant celle du Christ en croix et placés, trophée morbide, dans une vitrine réfrigérée par Danh Vo. Le corps est aussi constamment suggéré par la présence du tissu, qu’il soit déchiré, tel le drapeau américain en berne laissant entrevoir une Vierge à l’Enfant (Untitled, 2021, par Danh Vo) ; enseveli puis déterré chez Edith Dekyndt ; sombrement drapé, en haillons, sur un miroir baroque par David Hammons ; réduit à une corde par James Lee Byars, ou qu’il laisse apparaître, dans ces pièces de velours du Vatican suspendues au plafond, les empreintes solarisées de la panoplie liturgique, ostensoirs, ciboires, calices (Danh Vo)…
Le cheminement dans l’espace est également jalonné de quelques chapelles. La plus méditative est celle accueillant huit toiles tardives de Ryman, disposées à la façon d’une partition silencieuse. L’affleurement, sur la toile en coton enduite de blanc, de liserés d’orange, de taupe ou de vert acide, et les effets de matière, pourront en bouleverser certains, car les conditions de la rencontre avec l’œuvre, désarmante dans son dénuement, sont ici réunies, voire mises en scène. L’autre oratoire est celui que forme la chambre octogonale de Roman Opalka, une pièce phare de la collection spécifiquement pensée par l’artiste qui réunit sept de ses toiles de la série « OPALKA 1965/1- ∞ » ; elle n’avait encore jamais été exposée.
L’or enfin est l’autre fil à tirer tout au long de ce parcours, depuis les rets de Lygia Pape jusqu’aux Uncreatures « défigurées » d’Étienne Chambaud. Une lecture plus profane, mais plus attentive à la construction de cette fantastique collection, invitera d’ailleurs à noter que Chambaud, exposé récemment par la galerie Esther Schipper à Paris et par le LaM à Villeneuve-d’Ascq (qui lui a consacré sa première monographie, « Lâme », à la fin de 2022), fait donc partie des coups de cœur récents de François Pinault. Tout comme la composition de 36 lés de papier-calque de Michel Parmentier, que l’on avait vue l’an dernier à Art Basel dans le cadre d’« Unlimited » (Galerie Loevenbruck) et que l’on retrouve ici, face à un diptyque de Josef Albers (Despite Mist, 1967), d’une fascinante sobriété. Ainsi les œuvres se répondent-elles à travers le temps au sein d’une grande collection.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°613 du 9 juin 2023, avec le titre suivant : Venise sur les traces du sacré