VENISE / ITALIE
Le cas est suffisamment rare pour être souligné. Non seulement les thèmes de la Biennale sont bien définis – un peu vastes, c’est inévitable – mais les 213 artistes venant de 58 pays ont, en général, respecté les règles du jeu.
Le résultat, surtout à l’Arsenal où le bâtiment, tout en longueur, oblige à exposer les artistes en enfilade, est un parcours très cohérent. Cecilia Alemani, la commissaire italienne, a organisé la manifestation selon trois axes : les relations entre les individus et les représentations des corps et de leurs métamorphoses, les relations entre les hommes et la Terre, les relations entre les hommes et la technologie. Autrement dit, les problèmes qui agitent la société, à savoir la porosité des genres en mutation, les enjeux écologiques et les réalités augmentées, un peu moins présentes dans le parcours.
On remarque également que le titre choisi, « Le lait des rêves », qui reprend celui donné par la surréaliste Leonora Carrington à un conte de fées dont elle est l’auteure, n’est pas innocent. Outre l’importance du surréalisme qui domine la Biennale, c’est également une manière de dire haut et fort que, avant d’être la compagne de Max Ernst, Carrington fut elle-même une artiste importante. La volonté de privilégier la présence des femmes à la Biennale (80 % des artistes) est une manière de rappeler leur difficulté à percer, surtout dans des pays où la société patriarcale a peu évolué. Le pari n’est pas sans risque, car les œuvres réunies dans les salles auraient pu partager certaines caractéristiques qui, pendant longtemps, ont été attribuées au genre féminin. Parmi ces clichés, on trouve des techniques artisanales (tissage, tricotage, broderie), des matériaux (différentes étoffes plus ou moins recyclées) et, enfin, un imaginaire délicat et enchanteur… Toutefois, si les créateurs s’approprient ces prétendues marques de la féminité, c’est, paradoxalement, pour mieux détourner ou trahir ce savoir-faire par la suite. Ainsi, l’Allemande Rosemarie Trockel tricote en laine d’immenses monochromes, une version ironique de ce symbole de la peinture radicale. Ailleurs, on trouve pêle-mêle le geste subjectif, le motif irrégulier, la discontinuité, le rythme déprogrammé, les structures enchevêtrées et entremêlées – telle Sandra Mujinga (Congo), qui réalise une architecture métallique chancelante, recouverte de tissu noir, partiellement déchiré (Sentinels of Change, 2021). Quant à la délicatesse, les saynètes cauchemardesques de la formidable artiste portugaise Paula Rego, qui a droit à une salle entière dans le pavillon central des Giardini, ne sont pas plus tendres que celles, plus connues, de Francis Bacon. Ses personnages aux corps et aux visages disgracieux, à l’expression obscène et aux gestes incompréhensibles, peuplent cet univers énigmatique et macabre. De même, sa « voisine » dans les Giardini, Miriam Cahn, réalise des scènes d’une férocité inouïe, souvent érotiques, où des figures diaphanes aux visages ectoplasmiques dégagent une évidente détresse.
Un autre point commun à la Biennale est la tendance de la majorité des créateurs à trouver leur inspiration dans un passé, réel ou mythique, parfois hybridé avec des références issues de l’histoire de l’art. Roberto Gil de Montes (Mexique) place son Pêcheur (2020), inspiré par l’iconographie précolombienne, dans une coquille qu’il emprunte à Vénus, peinte par Botticelli. Frantz Zéphirin propose, lui, un récit qui remonte le cours du temps avec Les Esprits indiens en face de la colonisation (2000), quand l’artiste libanais Ali Cherri réalise de puissantes sculptures de personnages et d’animaux, dont l’aspect archaïque est proche de l’art assyrien (Titans, 2022). Même l’une des « capsules » qu’Alemani introduit dans cette section, « The seduction of the Cyborg », s’occupe davantage de travaux dadaïstes ou cubo-futuristes (de magnifiques costumes d’Alexandra Exter) que d’œuvres plus récentes où le corps se combine avec la machine. Rien d’étonnant toutefois, car ces « plongées » ont comme visée d’inviter l’art moderne au cœur de l’art contemporain. L’exemple le plus riche est celui dénommé « Le berceau de la sorcière ». Outre des artistes surréalistes méconnues, Ithell Colquhoun, Remedios Varo ou Alice Rahon, cette autre capsule rappelle les « performeurs » avant la lettre, Joséphine Baker ou Mary Wigman, ces femmes dont l’intensité des mouvements a bouleversé les canons de la chorégraphie classique.
Terminons avec une œuvre d’art totale, qui clôt le parcours de l’Arsenal : To See the Earth Before the End of the World (2022), de Precious Okoyomon. Cette version dystopique du jardin d’Éden, transformée en une parcelle de nature desséchée, illustre parfaitement une des questions qui, selon la commissaire, préoccupent les artistes : « Comment serait la vie sans nous ? »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
À Venise, la femme est l’avenir de l’art
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : À Venise, la femme est l’avenir de l’art