L’exposition collective de graphistes femmes organisée par la Maison d’art Bernard-Anthonioz est aussi un panorama de la recherche en général dans cette discipline.
Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne). Le graphisme aurait-il un sexe ? En réponse à une commande que lui a passée la Maison d’art Bernard-Anthonioz (Maba), à Nogent-sur-Marne, pour « une exposition collective de graphistes femmes », Vanina Pinter, enseignante à l’École supérieure d’art et design du Havre et commissaire d’exposition, a mis en scène des « Variations épicènes ». Le titre, avec son adjectif qui désigne « un mot dont la forme ne varie pas selon le genre » (Le Robert), est évidemment une pirouette. Ainsi, le vocable « graphiste » est « épicène ». « L’idée était non pas de questionner le genre humain, graphistes féminins versus graphistes masculins, mais la variété des genres qui composent ce vaste domaine qu’est le design graphique, explique Vanina Pinter. Je voulais aussi montrer qu’à l’instar de Cassandre [pseudonyme du célèbre graphiste Adolphe Jean Marie Mouron] les graphistes femmes peuvent travailler de manière engagée. » Vanina Pinter s’est concentrée pour ce faire sur le regard particulier et la production de sept créatrices vedettes, présentées au rez-de-chaussée, tandis qu’est déployé, au premier étage, le travail de la nouvelle génération. Toutes ces graphistes œuvrent dans l’Hexagone, et pour la majorité d’entre elles en solo.
Plonger au cœur du processus de conception, c’est ce qu’Anette Lenz propose avec cette commande pour Le Phare/Centre chorégraphique de danse du Havre. Deux copieux « cahiers de recherche » montrent notamment comment transcrire la lumière, celle qui sublime les danseurs, grâce à un subtil travail sur la trame. La création se décline sur une multitude de supports : du programme à la carte de vœux en passant, bien sûr, par l’affiche. Il faut d’ailleurs s’approcher de cette dernière pour percevoir les différentes trames qui la composent.
Outre l’élaboration d’« originaux », un graphiste peut aussi être appelé à repenser l’existant. Ainsi en est-il de l’Américaine Susanna Shannon, sollicitée par le quotidien Libération pour redynamiser sa « une ». Un classeur daté 2012 regroupe la myriade de propositions. Pour dire l’immédiateté du réel, Shannon se permet toutes les libertés : elle accentue le cadre ou, à l’inverse, décadre un cliché, bouscule les colonnes, s’autorise une lecture verticale, malmène le logo ou se fait percutante par le choix d’une typographie apte à heurter le regard.
Avec Fanette Mellier, experte de l’impression, on flirte avec le processus de fabrication : impression et façonnage. Son minuscule ouvrage Matriochka, qui réunit moult formes géométriques combinatoires et inspiratrices, pourrait laisser le visiteur sur sa faim si n’y sourdait une incroyable virtuosité technique. D’ailleurs, le parcours s’amuse de la notion d’échelle. Ainsi, on passe, avec l’œuvre de Margaret Gray, as de la typographie, de Lilliput à Gulliver : il a fallu cinq années, de 2003 à 2008, à la graphiste pour réaliser une commande pour la façade ouest des Archives départementales du Bas-Rhin, à Strasbourg, soit pas moins de… 16 000 mètres carrés de verre sérigraphié mêlant photographies et textes. Quatre carnets et un prototype en verre relatent ce travail monumental.
La recherche de Marie Proyart est, sans doute, la plus conceptuelle du groupe. Normal, elle a œuvré avec l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster en vue d’une monographie. Sa mission : retranscrire les « Martian Dreams Ensemble », composés d’une dizaine de « rêves martiens » ou« terriens », ourelevant« d’une logique mathématique ». Pas facile. Sur trois dessins géants, et un film, la transcription graphique se mue en une foule de signes « cabalistiques » et imaginaires.
L’image n’est pas que statique, comme en témoignent les habillages télévisuels de Sylvia Tournaire pour Arte, particulièrement bluffants. Notamment influencée par le graphiste polonais Roman Cieslewicz, Tournaire joue du collage. Un écran distille ses habillages joyeux et très colorés (Summer of Scandals, Viva Verdi, Les 100 ans du Bauhaus, etc.), dont l’objectif est clair : séduire le plus grand nombre en l’espace de quelques secondes.
Le graphisme, enfin, n’est pas qu’image. « La critique fait partie du design graphique », estime Vanina Pinter, laquelle fait place aux mots de Catherine Guiral, de l’agence OfficeABC, à travers six textes diffusés précédemment sur Internet et édités pour l’occasion, dont L’Imam libre sans mosquée de Barbès ou petit ghazel pour Pierre Bernard (éd. Tombolo Presses) datant de 2016.
Ces sept graphistes renommées n’ont qu’à bien se tenir, car, au premier étage de la Maba, la nouvelle génération affiche un travail déjà pertinent. On retiendra, entre autres, la production d’Agnès Dahan pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain, l’identité visuelle de Lisa Sturacci pour l’association Aware (Archives of Women Artists Research and Exhibitions) ou les « docu-fictions » de Maroussia Jannelle sur l’exposition « Échos » (2018-2019) de Patrick Neu à l’Abbaye de Maubuisson. La relève est assurée.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°553 du 16 octobre 2020, avec le titre suivant : Variations sur les genres en graphisme