Bande dessinée

Ungerer, le New-Yorkais

Strasbourg, sa ville natale, lui rend hommage pour ses 70 ans

Par Laurent Boudier · Le Journal des Arts

Le 21 décembre 2001 - 879 mots

STRASBOURG

À soixante-dix ans, Tomi Ungerer fait l’objet de la part de sa ville natale, Strasbourg, d’un vibrant hommage. En parallèle à un colloque qui s’est tenu le 28 novembre, le Musée d’art moderne et contemporain expose quelque deux cent cinquante dessins datant de sa période américaine.

STRASBOURG - Tomi Ungerer a beau lancer une histoire régionaliste qui ne figure pas dans les manuels d’élèves – “l’Alsace, c’est comme les cabinets, c’est tout le temps occupé !” – ou faire son mea-culpa – “Dans ma famille, il y avait beaucoup de bouchers et de pasteurs protestants ; j’ai en moi un peu du boucher et du pasteur, je fais la morale spécialement lorsque j’ai bu...” –, il n’est plus l’enfant terrible d’hier. Sa ville de Strasbourg le consacre : le 28 novembre, jour anniversaire de ses soixante-dix ans, était organisé un colloque en son honneur et le quotidien Les Dernières Nouvelles d’Alsace éditait un numéro spécial de 40 pages sur sa vie, son trait, ses livres pour enfants, ses affiches, et son amitié avec Michel Houellebecq, voisin de sa maison irlandaise.

Ainsi encore, les vitrines des librairies de la ville affichent-elles, aux côtés des albums de lutins de Noël, le fort volume édité en cette fin d’année par Taschen, Erotoscope, quatre cents pages sur papier Arches, où la féconde verve de ce rabelaisien graphique lutine fermement un art du coït inventif et de la lutte des sexes déprimés. Le Musée d’art moderne et contemporain expose, pour sa part, quelque deux cent cinquante dessins de sa période américaine – à l’initiative de Thérèse Willer, chargée de la collection Tomi Ungerer au Musée de Strasbourg –, à la suite des donations, en 1975 puis 1991, de plus de huit mille dessins, jouets, affiches et documents.

“En 1956, à vingt-cinq ans, je me suis embarqué pour New York avec soixante dollars dans la poche et une cantine de dessins et de manuscrits (…). Un jour, je suis entré dans une pharmacy au coin de Broadway et de la 43e rue pour demander un carton afin d’y loger mes dessins et les protéger de la pluie qui tombait à verse. On me donna une boîte qui, par la suite, devait faire sensation. Elle portait le label Trojan, la marque la plus connue de préservatifs. On imagine l’effet lorsque le jeune artiste frenchy se présentait : étais-je une sorte de cheval de Troie, bourré de dessins subversifs qui allaient contaminer la morale hypocrite de millions d’Américains ?” Le souvenir chaplinesque ouvre au dessinateur les portes de la renommée. Jusqu’en 1971, date de son départ pour le Canada, l’esprit libertaire de la ville autant que la réaction aux conventions morales du pays catalysent la carrière de Tomi Ungerer. Il y conjugue une activité rayonnante.

Dessinateur satirique, cartoonist comme on disait, il fournit aux côtés de Saul Steinberg, Jules Feiffer, André François ou David Levine, des dessins rapides, concentrés, mordants de satire pour Astoria Magazine, Esquire, Fortune ou Harper’s Bazaar ; il séduit les Art Directors pour des campagnes publicitaires aux côtés de Milton Glaser, cofondateur du fameux Push Pin Studio, passant du dessin pour les machines à calculer Burroughs au slogan pour le Village Voice, où un baigneur moustachu tient un énorme poisson prêt à avaler un petit sous-marin jaune avec ce slogan inventé par Ungerer : “Expect the unexpected” (Attendez l’inattendu). Affichiste politique protestataire, il est aussi le célèbre auteur de livres pour enfants (la série de la famille des cochons, Mellops, publiée dès 1957 par Ursula Nordstrom chez Harper and Row et traduit en France à l’École des Loisirs) qui lui vaudront, en premier lieu, une reconnaissance immédiate.

Évoquant le jazz, le cinéma avec, en 1964, le projet d’affiche du Docteur Folamour de Stanley Kubrick (un général appuie sur l’un des boutons de son uniforme déclenchant un feu atomique qui pulvérise sa tête), la création graphique de New York (des dessins de Robert Crumb aux affiches de Saul Bass), le parcours du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg révèle un “âge d’or” d’un jeune qui fut au bon endroit, au bon moment. Tomi Ungerer le New-Yorkais épouse une époque et une ville qui fondent toutes les humeurs de sa contre-culture par l’image.

Que ce soit l’engagement révulsif contre la guerre du Vietnam, les soubresauts du racisme (on peut se souvenir de la magnifique affiche, Black Power/White Power qui, à la manière d’une carte à jouer macabre, dénonce par une scène d’anthropophagie réciproque, le thème de la prédation et de la mort, thèmes omniprésents dans l’œuvre du dessinateur), les prémisses d’une libération sexuelle ou la way of life, comme le cynisme d’un capitalisme redoutable. L’aisance d’un Tomi Ungerer à passer d’un genre à un autre permet aussi de se rappeler que New York fut un temps le lieu bohème où le marketing – celui du livre d’enfant ou de la publicité – fut bousculé par une bande de joyeux exilés toniques, plus artistes que serviles.

- TOMI UNGERER ET NEW YORK, jusqu’au 13 janvier, Musée d’art moderne et contemporain, 1 place Hans-Jean-Arp, 67000 Strasbourg, tlj sauf lundi 11h-19h, jeudi 12h-22h, tél. 03 88 23 31 31. Catalogue édité par les Musées de Strasbourg et les éditions de la Nuée bleue, 25 €, ISBN : 2-7165-0562-4 ; Erotoscope, éditions Taschen, 45 €, ISBN : 3-8228-1196-3.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°139 du 21 décembre 2001, avec le titre suivant : Ungerer, le New-Yorkais

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