Lovis Corinth (1858-1925), peintre et graveur réputé en Europe au début de ce siècle, ne bénéficie à l’heure actuelle que d’une faible notoriété hors de son pays natal, l’Allemagne. Le Saint Louis Art Museum et la Nationalgalerie de Berlin ont réuni les quelque trois cents huiles, aquarelles, fusains et gravures présentés à la Tate Gallery de Londres jusqu’au 4 mai. La fille du peintre, aujourd’hui âgée de quatre-vingt-sept ans, nous dévoile à cette occasion la personnalité de son père.
NEW YORK. L’exposition "Lovis Corinth" à la Tate Gallery de Londres ne présente qu’une fraction de la production immense de l’artiste et va certainement raviver l’intérêt pour une œuvre rapidement négligée après la mort de son créateur. C’est en tout cas le vœu de sa fille Wilhelmine qui, un demi-siècle après son installation aux États-Unis et soixante et onze ans après la disparition de son père, se souvient très précisément de son enfance. Elle s’exprime ici sur ses années berlinoises avec le peintre.
Quel genre d’atmosphère y avait-il à l’atelier ? S’y trouvait-il des accessoires, comme le squelette qui apparaît si souvent dans ses œuvres ?
Oui, le squelette a toujours été là, ce qui explique que je n’ai pas été effrayée lorsqu’à l’école, on nous a enseigné l’anatomie. Et puis il y avait cette armure qui revient dans nombre de ses toiles. Aux murs, étaient accrochés un crâne de bélier et ses propres peintures, celles qu’il n’avait pas encore vendues.
Est-ce que Corinth collectionnait les œuvres d’autres artistes ?
Il en avait seulement deux ou trois dans sa chambre, des toiles de jeunes peintres qu’il trouvait prometteurs et à qui il les achetait directement. Mais c’est tout. Sinon, il accrochait ses propres œuvres.
Comment travaillait-il ?
Il travaillait toute la journée. Pendant longtemps, quelqu’un s’est occupé de son matériel, lavait les pinceaux et les palettes. Les dernières années, il s’est offert le luxe d’utiliser des pinceaux neufs pour chaque nouvelle toile. Sur la table de l’atelier s’entassaient des palettes aux couleurs desséchées dont il ne se servait plus. Pour un jeune peintre, c’était un magnifique cadeau que de recevoir une palette avec laquelle Corinth avait travaillé.
Quel rôle jouait votre mère, Charlotte, vis-à-vis de son travail ?
Comme elle l’a écrit dans ses mémoires, il lui demandait souvent de venir lorsqu’il travaillait, car il faisait confiance à son jugement et à sa sensibilité. Elle le comprenait mieux que quiconque, connaissait ses motivations profondes, et savait le laisser tranquille lorsqu’il souhaitait être seul.
C’est longtemps après sa mort qu’elle a établi son catalogue raisonné.
Ce fut un énorme travail. Elle était la seule à connaître vraiment chacune de ses œuvres. Presque toutes les semaines, des gens m’envoient des photos pour que je confirme qu’il s’agit bien d’œuvres de Corinth. La plupart du temps, je suis sûre que non, mais je réponds toujours que je ne peux pas donner mon avis. Je peux simplement préciser si j’ai vu la peinture dans l’atelier, ou si je sais quelque chose à son propos. Alors, on me demande à qui l’on doit s’adresser pour savoir s’il s’agit ou non d’un Corinth. Malheureusement, il n’y a plus personne aujourd’hui. Quelques experts sont très compétents, mais ma mère était la seule à pouvoir identifier une œuvre avec certitude. C’est pour cela que son catalogue a une telle importance. Une nouvelle édition, à laquelle j’ai beaucoup contribué, a été publiée il y a cinq ans [corrigée par Béatrice Hernad]. Les seuls ajouts que j’ai bien voulu accepter concernent certaines œuvres pour lesquelles je disposais de papiers de ma mère attestant qu’elles étaient bien de Corinth. Sinon, c’est une responsabilité trop grande que je ne peux pas assumer. Ma mère a également publié deux livres magnifiques : My Life with Lovis Corinth ("Ma vie avec Lovis Corinth") et Lovis Corinth. Je devrais veiller à ce qu’ils soient réédités.
Votre père visitait-il les musées ?
C’est pour cela qu’il était allé à Amsterdam, son dernier voyage puisqu’il y attrapa la pneumonie qui l’emporta. Il voulait voir les œuvres de Rembrandt, "sa grande étoile noire dans les ténèbres", comme il l’appelait.
Il semble avoir été introverti, toujours dans ses pensées, mélancolique.
Je crois que les gens du Nord, là où il fait froid et sombre, ont un esprit plus grave, plus triste que ceux du Sud, les Italiens notamment. Il le dit lui-même dans son autobiographie : "Pas un jour je n’ai échappé à l’idée de mettre fin à ma vie... La seule différence, c’est que je ne l’ai pas fait". Il s’est investi dans son travail, réalisant plus d’un millier de peintures et deux catalogues d’art graphique. Malheureusement, il n’existe pas de catalogue de ses aquarelles, et j’aimerais que quelqu’un puisse s’en charger.
Corinth était-il impressionniste ou expressionniste ?
En Amérique, on aime que tout le monde ait une étiquette bien nette – impressionniste, expressionniste, cubiste –, mais le style de Corinth est tellement personnel qu’on ne peut le classer dans aucun de ces groupes, et c’est que les Américains ont beaucoup de mal à comprendre. Maintenant, plus ils voient ses œuvres, mieux ils l’acceptent, mais au départ, c’était un handicap. À ses débuts, Corinth peignait de façon impressionniste, et encore, pas tout à fait. Plus tard, il devait dire : "J’ai découvert que l’objectif suprême de l’art consiste à peindre d’une manière non réaliste". Dans chacun de ses portraits, il cherchait à représenter la personnalité intérieure – l’âme, comme vous dites – du sujet, ce qui explique qu’ils soient souvent si émouvants.
LOVIS CORINTH, jusqu’au 4 mai, Tate Gallery, Milbank, Londres, tél. 171 887 8000, tlj sauf jours fériés 10h-17h50.
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Une visite chez Lovis Corinth
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°34 du 1 mars 1997, avec le titre suivant : Une visite chez Lovis Corinth