Aujourd’hui, se voir nommer à la tête d’une biennale d’art contemporain relève moins de la distinction que du parcours du combattant. Après la fronde de la critique internationale à l’égard de la récente Biennale de Venise, fustigée pour son exercice médiocre et ses propos fumeux, le succès d’une cuvée lyonnaise elliptique, radicale en terme de choix, privilégiant de loin la fidélité à une petite cinquantaine d’artistes suivis depuis des années plutôt que l’établissement d’une liste pléthorique de participants plus « branchés » les uns que les autres, la Biennale de Berlin a du pain sur la planche. Elle doit en plus déjouer le syndrome du commissaire omnipotent et mégalo – même la direction collégiale de Lyon n’a pu éviter de tomber dans la labellisation « consortium de Dijon » –, tirer son épingle du jeu parmi d’autres consœurs comme celle de Ljubljana en Slovénie ouverte jusqu’à la fin du mois de mars, et faire preuve de maturité pour sa troisième édition. Cela fait beaucoup, et la sélection d’artistes et de thématiques n’arrange rien. Si les deux premières tentatives en 2000 et 2002 avaient offert des résultats divers mais des invités de choix, la crème du petit monde de l’art contemporain international allant de nos stars nationales Claude Lévêque, Fabrice Hybert, Mathieu Mercier, Dominique Gonzalez-Foerster aux productions pointues de Douglas Gordon, Olafur Eliasson, Tobias Rehberger, Pipilotti Rist, Ugo Rondinone, Rirkrit Tiravanija, Andrea Zittel, Christian Jankowski, Aernout Mik ou Superflex, cette année pas de nom d’appel en vue ou si peu. Judith Barry, Willie Doherty, Isaac Julien, David Lamelas, Thomas Struth, Stephen Willats sont en effet un peu moins médiatiques que leurs prédécesseurs. Sur la petite cinquantaine d’artistes sélectionnés (leçon lyonnaise bien retenue ou difficultés financières obligent, qui sait ?), pas de prédominance allemande mais un drôle de mélange où les Français n’ont qu’une présence discrète, certains diront réaliste. Serge Kliaving, peu connu dans l’hexagone, partagera la représentation tricolore avec Melik Ohanian, l’atelier d’architecture autogéré, le jeune Bojan Sarcevic et… c’est tout.
Passé cette chauvine interrogation, qu’en est-il de la manifestation allemande ? Il faut déjà préciser qu’elle n’a pas de thème unique mis en avant, si ce n’est celui de se pencher sur la véritable identité berlinoise, tant architecturale, musicale, qu’artistique. Quinze après la chute du mur, il pouvait sembler en effet opportun de s’arrêter un moment sur ce qui fait Berlin aujourd’hui, figée dans l’image d’Épinal de ses chantiers frénétiques, de son courant alternatif musical, dans sa concentration d’artistes internationaux venus travailler ici en masse de Tacita Dean à Olafur Eliasson ou Thomas Demand. Berlin est en quête d’identité. Depuis 1989, la culture est-allemande, dans un premier temps refoulée, s’est tranquillement réaffirmée, auréolée de valeurs moins connotées, étrangement plus subversives. L’idée est intéressante mais paraît un peu trop doctorale pour se prêter à un programme d’expositions digestes et séduisantes. La directrice de la manifestation, l’Allemande Ute Meta Bauer, professeur à l’École des beaux-arts de Vienne, fondatrice d’une institution à Oslo en 2002, et précédemment membre de l’équipe d’Okwui Enwezor à la dernière Documenta de Cassel, a pour cela chargé quelques commissaires de penser l’articulation de cinq « hub » thématiques autour de la migration, des conditions urbaines, de la mode, des autres cinémas et des espaces sonores. Un hub ? Eh oui, un nœud comme dans le transport aérien où chaque compagnie a son aéroport-mère où les avions rentrent au bercail en fin de mission.
Tout partira et aboutira donc à ces « hub », des arts visuels à l’architecture, en passant par le cinéma, les concerts et les installations.
Difficile de comprendre exactement le rôle qu’auront à jouer les artistes invités car on a peine à les projeter sur le discours rigide des programmateurs. Intellectuellement passionnantes entre des études poussées de diagrammes, de plans d’urbanisme et d’une multitude de couvertures de presse – histoire de (re)construire une certaine image de cette « nouvelle » capitale allemande –, et les normes sociales de l’ancien est-allemand, signifiées par les vêtements et leur confrontation au tout label occidental, toutes ces recherches stimulent les esprits. Au menu sonore « Revival punk électro »
– et la place grandissante des femmes dans le milieu musical berlinois –, radio libre où des artistes viendront se déchaîner aux platines, subculture est-allemande, analyse des systèmes architecturaux et du cinéma. Une liste impressionnante d’opus, projetés entre la cinémathèque logée au Kino Arsenal et le centre d’art du Kunstwerke, dresseront le portrait d’un réalisme critique du mauvais côté du mur, à une époque où l’homosexualité était bannie de la morale stalinienne ancrée dans la pureté. Films d’opposition politique ou archives en super-8 de la vie culturelle gay et lesbienne en ex-Allemagne de l’Est se mêleront à un opus de Godard (Allemagne neuf zéro, 1991) et des productions récentes de l’Anglais Isaac Julien et de l’Américain David Lamelas.
Si on veut être mauvaise langue, on se contentera d’attendre le catalogue Komplex Berlin qui promet de belles réflexions, à moins d’être curieux, et dans la culture c’est plutôt un joli défaut. Cette cuvée semble rêche, abrupte pour qui n’aime pas déjà Berlin, ville tentaculaire séduisante et difficile à saisir qui se met en quatre pour la culture, avec des événements poétiques, musicaux et artistiques ; ainsi la Hamburger Bahnhof dédiée aux artistes nordiques et la Nouvelle Galerie nationale, asile pour les chefs-d’œuvre du MoMA new-yorkais. Dans de telles conditions, il faudrait être bien difficile !
« 3e Biennale de Berlin pour l’art contemporain », BERLIN (Allemagne), Kunstwerk, 69 Auguststraße ; Kino Arsenal, 2 Potsdamerstraße à Mitte ; Martin-Gropius-Bau, 7 Niederkirchnerstraße à Kreuzberg, jusqu'au 18 avril, www.berlinbiennale.de Berlin North, jusqu’au 12 avril, www.hamburgerbahnhof.de MoMA in Berlin, jusqu’au 19 sept., www.das-moma-in-berlin.de
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Une ville en quête d’identité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Une ville en quête d’identité