BRUXELLES / BELGIQUE
Bozar expose la nature morte espagnole de 1600 à nos jours. Quelques pépites émergent d’un parcours relativement monotone.
Bruxelles. Avant d’être reconnue pour elle-même, la nature morte ou plutôt les objets représentés dans la peinture ont été subordonnés à la scène principale. Située le plus souvent à l’arrière-plan, reléguée au rang de détail, la nature morte constituait généralement un indice qui permettait d’identifier un sujet religieux ou mythologique. Au XVIIe siècle, essentiellement dans la peinture hollandaise, elle devient un genre indépendant, dotée d’un contenu symbolique propre.
Grâce aux liens établis avec le Prado – on se souvient de la formidable exposition de Zurbarán, en 2014, en collaboration avec le musée madrilène – , c’est la nature morte espagnole qui est exposée à Bozar.
Moins présente qu’aux Pays-Bas, la peinture de genre est relativement rare en Espagne ; elle acquiert néanmoins à cette époque une qualité qui la distingue parmi les thèmes profanes et décoratifs. Le terme employé pour la nature morte dans ce pays, bodegón, est significatif. Selon le riche catalogue, le « bodegón » désigne « une cave ou un soubassement abritant une boutique où […] l’on trouve la nourriture préparée ». En réalité, il s’agit avant tout d’œuvres figurant des tables dressées présentant des aliments, des fruits et du gibier, des garde-manger ou des coins de cuisine.
L’exposition s’ouvre par une très belle toile de Juan Sánchez Cotán, Nature morte avec coing, chou, melon et concombre (1602), un des maîtres principaux de ce genre. À la différence des œuvres hollandaises et flamandes, souvent très « bavardes », la peinture se distingue par son côté très sobre et dépouillé. Alignés au premier plan, traités selon une architecture rigoureuse qui leur donne une allure monumentale et établit une distance avec le spectateur, ces fruits et légumes, qui font tous partie d’un univers quotidien, forment une scène théâtrale. Puis c’est le chef-d’œuvre de Vélasquez, Le Christ dans la maison de Marthe et Marie (1618). La composition de cette toile, due à un artiste qui ne pratique que peu la nature morte, est étonnante par le renversement inhabituel des plans entre le sacré et le profane. De fait, les poissons et autres victuailles, que l’on remarque immédiatement, guident le spectateur vers la scène principale située au fond du tableau. On reste en revanche sur sa faim – c’est le cas de le dire – avec Francisco de Zurbarán, sous-représenté ici. Les quelques fleurs de La Vierge enfant endormie (1665) sont loin de la rigueur presque archaïsante avec laquelle sont placés les tasses, les vases et les plateaux dans d’autres toiles du peintre, annonçant déjà un Morandi. Faut-il se consoler avec cette curiosité, une toile avoisinante plutôt séduisante, de Juan de Zurbarán, le fils, Nature morte avec panier en osier et pommes (1643) ?
Quoi qu’il en soit, le parcours, chronologique, met en scène, dans des salles un peu trop sombres, des tableaux qui reprennent les mêmes principes : l’imitation précise de la réalité, une composition équilibrée et harmonieuse, baignée dans une lumière tamisée. À la différence de la peinture hollandaise qui n’a eu « de cesse d’approcher la qualité la plus superficielle de la matière : la luisance » (Roland Barthes, Le Monde-objet, Seuil, 1964), en Espagne les œuvres semblent ascétiques. Ici, pas ou peu d’éclats de lumière, pas de surfaces réfléchissantes, pas d’« huîtres, pulpes de citrons, verres épais contenant un vin sombre » (R. B.). Inévitablement, la monotonie s’installe ; parfois la déception est provoquée par une production plastique qui s’uniformise et prend des accents académiques. Cependant, la présence de « florero », peinture de fleurs, introduit des couleurs plus vives et rehausse la grisaille ambiante.
Ailleurs, ce sont les Vanités qui, en mettant l’accent sur l’éphémère, moralisent la nature morte. Spectaculaire, Le Songe du chevalier (1650) par Antonio de Pereda, un grand format exceptionnel pour ce thème, réunit les différents symboles qui rappellent la futilité du monde matériel.
Les siècles défilent ; on croise Goya ou Joaquín Sorolla avant d’aborder la modernité. La nature morte devient un champ d’expérimentation pour un jeu d’associations inédites entre formes et couleurs, lesquelles obéissent à une logique plus plastique que discursive. Certes, les quelques toiles de Picasso ou de Gris montrent la décomposition pratiquée par les cubistes dans ce genre. Cependant, la section moderne et surtout la section contemporaine restent très succinctes et ne permettent pas de suivre l’exceptionnelle aventure de l’objet qui a lieu tout au long du XXe siècle.
Par chance, deux œuvres magnifiques sont présentées en fin de parcours. Nature morte en rose (1968), de Fernando Zóbel, offre quelques formes évanescentes, posées sur une table à peine suggérée par des lignes flottantes. En face, dans Le Grand Dîner espagnol (1985) de Miquel Barceló, sur une cuisinière, des plats débordent d’une matière grumeleuse dont la couleur et la texture évoquent davantage l’enduit que l’alimentation. Une belle démonstration du grand écart effectué par la nature morte, entre puissance matiériste et spiritualité insufflée.
Jusqu’au 27 mai, Bozar / Palais des beaux-arts, rue Ravenstein 23, Bruxelles, www.bozar.be
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°497 du 16 mars 2018, avec le titre suivant : Une Peinture un peu trop silencieuse