PARIS - Je ne suis jamais allé voir une exposition consacrée à Antonin Artaud, sans trouble. J’ai toujours éprouvé une double inquiétude, celle de n’y trouver qu’une mémoire morte, un théâtre d’images, une vie perdue ou, au contraire, d’être en face d’oeuvres, d’une présence à ce point vivante qu’elles accusent notre propension à oublier que si l’art n’est pas un acte bouleversant, un acte d’enfantement, une incarnation, il n’est que faits décoratifs ou divertissants. Après la très belle exposition de Düsseldorf (1), « Antonin Artaud » à la Bibliothèque nationale de France (2) fait partie de ces manifestations utiles et justes parce qu’elles nous mettent en contact avec la pensée, l’espace et le regard d’Artaud.
À travers son écriture, son dessin, son jeu d’acteur que veut Artaud ? Ouvrir, percer, transpercer l’espace pour que nous puissions l’habiter vraiment. L’espace n’est pas fait de ce qui le construit et le fixe. Ce qui le bâtit ce sont les rythmes, les souffles qui lui donnent forme bien plus que la maîtrise des lignes qui croit l’ordonner. Derrière l’espace des spectres et de l’illusion se tient le réel mobile, illimité parce que nous confrontant à la nécessité de son dépassement. Le réel lie nos gestes aux traces des étoiles comme au surgissement animal ou au battement du sang. Le réel n’a pas de lieu circonscrit. C’est l’art, par la pensée et le corps qui le fait, le génère. La création et la vie d’Artaud proposent sans cesse cette naissance hors de ce qui règle la réalité : lexiques, codes, grammaire, agents de sécurité et de malheurs s’ils ne sont mis en cause par ce qui les disloque ou les change : l’acte, les actes qui, d’un coup, les débordent, les abandonnent pour l’espérance du vivant. La beauté éblouissante de la position et de la langue d’Artaud vient du fait qu’elles ne sont jamais acquises. Elles cherchent leur substance, leurs sons, leurs mots et déploient, devant nous, cette recherche, cetteextrême intensité de l’énonciation. « LE DEVOIR / de l’écrivain, du poète / n’est pas d’aller s’enfermer lâchement dans un texte, un livre, une revue dont il ne sortira plus jamais / mais au contraire de sortir / dehors / pour secouer / pour attaquer / l’esprit public / sinon / à quoi sert-il ? / Et pourquoi est-il né ? » (3). En lisant les phrases sur les murs des salles, en observant le jeu d’Artaud dans des extraits de films (4), en regardant ses dessins, cette question ne cesse d’être présente. Comment dire notre émotion profonde, ontologique devant ses tentatives de sortie – comme on le dit pour des guerriers – où tous les risques
sont pris ? Drôle de guerre où personne n’est tué, si ce n’est celui qui la mène.
Corps infinis
L’enjeu pour lui est d’y perdre son nom, de disparaître, de descendre « en bas » où tout est indistinct, où tout, déjà, n’est pas écrit, où tout se recompose, se reforme dans des fusions, des assemblages inouïs. C’est là qu’Artaud pense la vraie naissance qui ne se fonde pas sur l’héritage étriqué d’une langue et d’une identité, mais sur l’incarnation d’un corps de mouvement, un corps aux virtuels infinis, un corps, foyer de multiples corps, lancé dans son espace interne et dans l’espace du monde par l’écriture, le geste, la voix, un « corps-source » palpitant et vivant. Dans ses tentatives d’existence, ce corps, on le sait, ne fut pas accepté. Il fut démembré par la société, les autres, peut-être par Artaud lui-même qui, malgré la souffrance, ne cessa, cependant, de tenter de l’engendrer. Il l’appelait de tout son être, de toute son oeuvre qui, incandescente, maintient l’actualité de son avènement. En quittant l’exposition de la BnF, j’ai pensé «... question toujours d’actualité, savoir entendre ceux qui la posent, plus que jamais... »
Jusqu’au 4 février, Bibliothèque nationale de France. Site François Mitterrand, quai François-Mauriac, 75013 Paris, tél.01 53 79 59 59, tlj sauf lundi 10h-19h, dimanche 13h-19h,www.bnf.fr
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Une multiplicité broyée qui rend des flammes
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaire : Guillaume Fau, conservateur à la BNF - Nombre de salles : 6
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°250 du 5 janvier 2007, avec le titre suivant : Une multiplicité broyée qui rend des flammes