Photos ratées ou style artistique assumé, le flou interroge notre rapport à la réalité. L’exposition de Lausanne fait le point entre fidèle reproduction et miroir poétique.
Lausanne (Suisse). Visiteurs en quête d’images nettes, passez votre chemin ! L’exposition que le Musée cantonal de la photographie de Lausanne, Photo Élysée, a conçue autour du flou risque d’irriter votre rétine. Le flou ? Une notion elle-même un peu vague, spontanément associée au ratage, à la faute technique, à la connotation négative. Car il y a deux pôles en photographie comme nous l’apprend le psychanalyste Serge Tisseron : « Le pôle net est du côté de la maîtrise et du contrôle et, de l’autre, il y a le flou. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas net, mais que c’est en devenir. » Ce spécialiste des images montra un intérêt précoce pour cet entre-deux photographique lui consacrant, lors des Rencontres de la photographie d’Arles en 1999, l’exposition « Flous et modernités. La rêverie du devenir ». Violemment critiquée à l’époque, l’exposition semble pourtant avoir été l’instigatrice d’une vague d’intérêt pour le sujet, amorcée depuis les années 2000. Preuve que le thème a gagné en légitimité, cette exposition lausannoise conçue sur un mode hautement didactique en retrace la genèse. « Cent cinquante ans auront été nécessaires, depuis l’invention de la photographie, pour que le flou trouve sa réelle validité », explicite Pauline Martin, commissaire et conservatrice à Photo Élysée.
On mesure d’emblée qu’« il faut bien comprendre l’ancrage technique du flou pour en appréhender toute la force expressive », comme l’écrit Pauline Martin dans le catalogue. Un lexique qui passe en revue les différents types (flou de bougé, flou artistique, flou de mise au point, etc.) est présenté au visiteur dès l’entrée. De technique, il ne sera question qu’en pointillé, la démonstration, qui s’appuie principalement sur le très riche fonds de la collection du musée, se déroulant sur un mode thématique, et suivant un axe chronologique qui court des débuts du médium jusqu’à l’époque contemporaine.
Le parcours est ponctué d’adroits détours dans d’autres champs artistiques qui disent bien les interactions mouvantes avec la photographie au fil du temps. Ainsi en est-il du flou pictural originel, technique à la brosse pratiquée dès le XVIIe siècle, illustré ici par un tableau de paysage de Charles-François Daubigny. Là, un portrait d’une nymphe rousse vaporeuse signé Jean-Jacques Henner alimente la réflexion sur le pictorialisme ; ici, le croquis de la danseuse Loïe Fuller par Henri de Toulouse-Lautrec vient nourrir le propos sur le flou dans le mouvement ; ailleurs, c’est par le biais d’extraits de films muets que le rapport au flou dans le cinéma est convoqué.
La déclinaison thématique des flous ne fait pas l’impasse sur le flou accidentel, conséquence des longs temps de pose d’une pratique amateur qui se popularise à la fin du XIXe siècle – en témoignent les clichés allant d’Émile Zola à Jacques-Henri Lartigue. Ni, plus loin, sur un usage commercial et publicitaire du flou, particulièrement rendu célèbre par les portraits aux contours vaporeux des studios Harcourt.
Loin d’être uniquement un simulacre technique ou un procédé aléatoire, le flou met en lumière les lignes de tension qui traverse l’histoire de la photographie, sans cesse écartelée entre exigences de reproduction de la réalité et velléités artistiques. D’un côté, les tentatives de représenter le plus justement possible le mouvement, puis la vitesse au moyen de l’appareil photographique (le flou des photographies de trains ou de voitures de course), comme de rendre visible l’invisible (ce principe s’appliquant tant au domaine scientifique, avec les premières radiographies, qu’au champ du paranormal). De l’autre, le procédé élevé au rang d’art, prôné par le mouvement pictorialiste, lancé en Angleterre dans les années 1890, avec une approche esthétisante et poétique, et développée plus tard au cours des expérimentations de l’avant-garde des années 1920 par Man Ray – pour lequel flou est alors synonyme de transformation et de déformation –, jusqu’à William Klein dans les années 1950.
Avec la dernière et passionnante partie de l’exposition consacrée à l’époque contemporaine, on mesure à quel point les zones de friction entre réalisme et poésie, mais aussi entre la photographie et la peinture sont devenues poreuses. À son tour, c’est le flou photographique qui devient l’inspiration des peintres, comme en témoignent les œuvres de Philippe Cognée. Plus que jamais, le flou semble être devenu synonyme d’hybridité.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°610 du 28 avril 2023, avec le titre suivant : Une généalogie du flou photographique