Kandinsky

Une abstraction habitée

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 17 novembre 2006 - 719 mots

L’exposition du Kunstmuseum de Bâle met l’accent sur le tournant de l’artiste vers une abstraction à la figuration persistante.

 BÂLE - L’alignement est impeccable. Cinq toiles de formats presque similaires, toutes datées de 1921, illuminent la dernière salle de l’exposition que le Kunstmuseum de Bâle, en Suisse, consacre à Wassily Kandinsky (1866-1944). Leurs tonalités sont claires, les fonds blanc-beige, la palette heureuse, les formes souples. Surtout, elles font montre d’une abstraction comme raisonnée, lorsqu’un examen attentif témoigne d’une parfaite étude de la composition et d’une exécution sans débordements. À l’instar de Cercles sur noir, dont la complexité, née de multiples imbrications de surfaces, jamais ne cède à la facilité du mélange, mais affirme à l’inverse la rigueur et la précision de la structure.
Cette conclusion illustre à merveille deux caractéristiques essentielles de l’art du maître russe. Elle montre que les chemins empruntés par l’abstraction ne se sont jamais totalement éloignés d’une certaine présence de la figuration, et souligne à quel point la teneur et la tonalité de sa pratique furent intensément portées par le contexte de création.
En 1908, Kandinsky vit à Munich (depuis 1896) et passe l’été à Murnau, en Bavière, où sa manière commence à s’éloigner de la figuration fortement teintée de post-impressionnisme qui le caractérisait jusqu’alors. Vues de village (Murnau, rue Kohlguber, 1908), montagnes ou scènes champêtres (Improvisation 4, 1909) occupent la surface. La définition du motif naît d’une sorte d’« indéfinition » de sa forme même, amplement laissée aux bons soins d’une touche grasse alliée à une gamme chromatique saturée, où souvent prédominent des bleus, jaunes, rouges ou verts assez sombres. Forme et couleur sont de moins en moins subordonnées à l’objet et, progressivement, la palette s’éclaircit à mesure que l’artiste prend des libertés avec la perspective (Murnau avec église II, 1910) et radicalise sa perception abstraite du paysage, sans toutefois qu’en soit totalement bannie la figure (Improvisation 10, 1910).

Prêts russes
À Bâle, la sélection des œuvres met l’accent sur cette particularité singulière d’une abstraction qui, le temps passant et tout en s’affirmant, ne parvient pas à se défaire de l’intrusion d’éléments ou d’indices figuratifs. Et ce au sein même des grandes compositions « tumultueuses » de la première moitié des années 1910, dans desquelles émerge toujours quelque présence. Ainsi, de petits bonhommes surnagent dans une Improvisation humide (1914) et des évocations animalières se font jour dans la grande Composition VII (1913). La figuration tend parfois même à redevenir prédominante comme lorsque, retourné en Russie après le déclenchement de la guerre, l’artiste dépeint Moscou. La place Rouge (1916) ; une toile figurant au nombre des prêts exceptionnels venus de Russie et qui renforcent l’intérêt de cette exposition. Encore, parmi les tableaux de cette année 1921, l’architecture complexe du Segment bleu ne manque pas d’évoquer, à force de recoupements, la silhouette d’un oiseau de profil.
Il est en outre frappant de constater à quel point l’Allemagne fut pour le peintre le contexte d’une création plus sereine. Le retour forcé en Russie, entre 1914 et 1921, se caractérise en effet par des tableaux à l’atmosphère plus lourde, dominée par des gris et des noirs. Une salle est consacrée à cette période où les œuvres, tout en continuant à se faire l’écho de l’intense recherche spirituelle et émotive qui a toujours sous-tendu sa production, révèlent un Kandinsky plus sombre et tourmenté (Ovale gris, 1917). Alors, la composition tourbillonne parfois et concentre les motifs vers le centre (Deux ovales, 1919). La musicalité, elle aussi particulièrement développée dans la première moitié de la décennie, tend à se faire autre. Toujours présente certes, mais comme un peu plus brouillonne, moins accordée, issue d’un état d’esprit plus préoccupé. Sans doute en raison du désaccord croissant de l’artiste avec les orientations du régime révolutionnaire, lequel progressivement contraint la liberté de création.
La joie retrouvée de la salle de 1921 correspond à celle du retour en Allemagne, au Bauhaus de Weimar, où lumière et géométrisation prennent progressivement le dessus. Comme dans ce Centre blanc (1921) à partir duquel rayonne une composition dont la complexité et la vibration chromatique ne masquent pas un état d’esprit pacifié et l’instauration d’un nouvel équilibre.

KANDINSKY. peintures 1908-1921

Jusqu’au 4 février, Kunstmuseum Basel, St. Alban-Graben 16, Bâle, tél. 41 61 206 62 62, www.kunstmuseumbasel.ch, mardi-dimanche 10h-17h, mercredi 10h-20h. Catalogue, éd. Hatje Cantz (en allemand), 232 p., 38 euros, ISBN 978-3-7204-0166-1

KANDINSKY

- Commissaires : Bernhard Mendes Bürgi, directeur du Kunstmuseum Basel, et Hartwig Fischer, directeur du Folkwang Museum, Essen - Nombre d’œuvres : 57

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°247 du 17 novembre 2006, avec le titre suivant : Une abstraction habitée

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque