DUNKERQUE
Au Japon, de nombreux artistes ont conçu du mobilier pour les aires de jeux pour enfant, lesquelles sont très présentes dans les paysages urbains. Le Frac Grand Large en présente plusieurs.
Dunkerque. Après le tragique tremblement de terre du Kanto, au Japon, en 1923, une loi d’urbanisme imposa que tout nouvel édifice soit situé à moins de 500 mètres d’un terrain vierge sur lequel la population pourrait, le cas échéant, se réfugier. Peu à peu, lesdits « terrains » accueillirent des aires de jeux aménagées selon un modèle importé des États-Unis. Une deuxième vague de construction de ce type de lieux s’amorça juste après la Seconde Guerre mondiale, pendant la période de reconstruction.
Point d’orgue : un parc pour enfants baptisé Kodomo No Kuni [« Le Pays des enfants »] réalisé, à Yokohama, sur un ancien terrain militaire. Sous la houlette de Takashi Asada, l’un des fondateurs du mouvement métaboliste, il réunit alors une brochette de créateurs de premier plan : le sculpteur Isamu Noguchi pour une aire de jeux (lui, dont les propositions sur le sujet restaient invariablement dans les cartons depuis trois décennies) ; et l’avant-garde de l’architecture japonaise, métabolistes en particulier (Kyonori Kikutake, Kyoishi Kurokawa, Sachio Otani), pour une série de pavillons. Inauguré le 5 mai 1965 par l’empereur du Japon, dix ans après la déclaration officielle selon laquelle l’archipel en avait fini avec les reconstructions d’après-guerre, ce parc légendaire dont les équipements ont aujourd’hui disparu ou sont en ruine s’avère être un lieu à la fois réel et une métaphore : celle d’un recours à l’enfance pour survivre à un passé traumatique, doublé d’une foi en la génération future.
C’est précisément le propos de cette passionnante exposition sur les aires de jeux au Japon intitulée « Kodomo No Kuni-Replay », déployée au Frac Grand Large, à Dunkerque, dont les trois pièces phares entrent dans la collection des lieux.
La genèse de Kodomo No Kuni est, ici, évidemment décryptée de pied en cap, à travers notamment un diaporama et des documents graphiques. La fascination pour l’enfance est d’ailleurs une question récurrente dans l’art japonais, comme l’évoque une vitrine regroupant des exemplaires de la revue Kirin [« Girafe »], mêlant œuvres d’artistes et dessins d’enfants. Ledit magazine est dirigé par des membres du mouvement avant-gardiste Gutaï, lequel, dans ses performances notamment, aspire à une spontanéité enfantine.
Le trio d’œuvres qui intègre la collection du Frac frappe par son ampleur et par sa puissance. La plus impressionnante, déployée en diagonale dans la plus grande salle, s’intitule Panel Tunnel [voir illustration]. Il s’agit d’une pièce de Mitsuru Senda, 78 ans, ancien collaborateur de Kyonori Kikutake, devenu lui aussi architecte et « théoricien » des aires de jeux au Japon, reproduction d’un projet conçu en 1976 et constitué de dix-huit panneaux de couleurs vives disposés à la suite. Au centre de chaque élément se découpe une forme inspirée des idéogrammes Kanji et l’ensemble génère une sorte de tunnel que les enfants peuvent traverser de bout en bout. Mitsuru Senda s’est souvenu des tunnels creusés dans les collines de Yokohama dans lesquels il jouait, enfant, « boyaux » destinés, en réalité, à protéger la population lors des bombardements américains. La face cachée, en quelque sorte de cette joyeuse attraction.
Il en va ici de même pour nombre d’œuvres exposées. Ainsi, Kohei Sasahara a, lui, imaginé l’installation Sunny à partir d’une multitude de parapluies en plastique transparent perdus par des anonymes dans le parc – et alentours – de la fameuse Expo’1970, l’Exposition universelle d’Osaka. Cet abri précaire est tout autant un clin d’œil à l’architecture métaboliste – basée sur la multiplication de modules identiques – qu’un poétique pied-de-nez, opposant au gigantisme des projets une fragilité toute humaine.
Les divers équipements des aires de jeux, dont une bonne partie singent des formes animalières, sont idéalisés, voire fantasmés. Ainsi, le photographe Fujio Kito montre quelques exemples singuliers fabriqués, jadis, par des mains anonymes et magnifiés par un éclairage de nuit quasi surréaliste. A contrario, Yusuké Y. Offhause, lui, fait appel à sa mémoire pour recréer, à échelle réduite et en céramique, une vingtaine de spécimens, telles des modélisations en 3D de ses souvenirs, qu’il exhibe sur un socle métallique façon « cage à écureuil », à travers lequel le visiteur peut déambuler.
Deux photographies monumentales signées Tadashi Ono évoquent le tsunami de 2011. Sur l’une, réalisée quelques mois à peine après la catastrophe, il montre une aire de jeux, à Soma, avec une balançoire étonnamment tordue par la vague. Sur l’autre, datant de 2017, l’endroit a été reconstruit. De nouveaux équipements issus d’un catalogue standard ont balayé l’identité du lieu.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°518 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : Un pays des enfants réinventé