Théâtre, photographie, cinéma : l’exposition du Centre Pompidou montre la pluralité des formes artistiques qui ont irrigué la création du peintre. Et son exceptionnelle capacité d’acculturation.
Edvard Munch est un grand, un immense imagier, capable de rendre un souvenir inoubliable et une expérience indélébile, capable de hisser l’ordinaire du côté de l’extraordinaire, l’anecdotique du côté du métaphysique, de faire d’un simple Baiser (1897) la fusion de deux âmes, d’une Table d’opération (1902-1903) un espace de dépouillement ontologique. Un alchimiste, en somme.
L’exposition, sentier battu
Bouleversantes, les œuvres de Munch ont cristallisé une glose importante et, symétriquement, de nombreuses expositions, que l’on songe ici à celle – remarquable – que le Musée d’Orsay organisa, il y a tout juste dix ans, autour des rapports que le peintre entretint avec la France (1991-1992), à celle – réjouissante – que la ville de Dortmund consacra à la fortune du Scandinave dans la production contemporaine (2005) ou à celle – affligeante – que la Pinacothèque de Paris réserva plus récemment à un prétendu « Anti-Cri » (2010).
Prenant acte de cette inflation iconique, la présente exposition du Centre Pompidou renonce à convoquer les œuvres symbolistes ou protoexpressionnistes traditionnelles afin d’analyser les années 1900-1944 et d’expliciter les expérimentations modernistes d’un peintre qui, comme Mondrian ou Kandinsky – deux artistes disparus comme lui en 1944 –, tint à s’inscrire dans les débats esthétiques contemporains. Aussi, prêtées par de prestigieuses institutions internationales, les quelque cent quarante œuvres – peintures, dessins, photographies – montrent un Munch inventeur, volontiers fabricateur d’images et de sortilèges, susceptible, à l’huile comme à la gouache, de briser reflets et réflexions, mirages et miroirs (Autoportrait, deux heures et quart du matin, 1940-1944).
La forme, signe autonome
Souvent, Munch usa de répétitions formelles, que celles-ci intervinssent telles des reprises, des variantes, des doublons, des copies, autant de figures de style qui pointent son désir de revenir au Même pour en dire la permanence comme la labilité. À cet égard, il existe pas moins de six versions de L’Enfant malade, supplique pleine d’un vibrant dolorisme, sept des Jeunes Filles sur le pont, composition saturée d’un silencieux mystère, ou encore quatre de Puberté, la toile de 1914-1916 exacerbant les solutions plastiques à l’œuvre dans celle de 1894-1895 : les contours se sont dissous, les couleurs sont devenues des taches et le mystère – alors thématique – s’est fait optique.
Il faut, pour prendre la mesure des anamnèses de Munch, observer cette série autour du modèle Rosa Meissner qui, apparu sous l’œil photographique en 1907, est traduit, la même année, par l’huile (Femme en pleurs) ou par le bronze (Nu en pleurs) avant qu’un crayon gras ou une lithographie ne s’emparent de cette persistance rétinienne dans les années 1930.
L’espace, théâtre intime
Autonomisée dans le champ pictural, la forme se délite tandis que l’espace se dilate. Et, là encore, les compositions paraissent contaminées par des formes exogènes à la seule peinture, que l’on veuille regarder les diagonales fulgurantes, comme photographiques, d’une Neige fraîche sur l’avenue (1906) ou le dispositif illusionniste, presque cinématographique, qui anime littéralement ce Cheval au galop (1910-1912) ou ces Travailleurs rentrant chez eux (1913-1914).
La toile a tôt fait de devenir écran chez cet artiste passionné par la camera osbcura mais aussi par le septième art, comme l’atteste son achat, en 1927, d’une caméra amateur qui le conduisit instamment à s’interroger sur la mobilité et le dynamisme, sur une certaine gestualité susceptible d’incorporer encore plus le monde réel, de le dramatiser à l’envi (Les Hôtes indésirables, 1932-1935). Aussi reconnaîtra-t-on ici les souvenirs d’un Eadweard Muybridge, là les anticipations d’un Sergueï Eisenstein, ou encore, remarquablement, l’immixtion du théâtre, certaines toiles s’inspirant sans ambages de l’espace scénique, à la fois ouvert et confiné, dense et aéré (À la douce jeune fille, 1907).
L’autoportrait, pulsion scopique
De l’image à l’imago, des spéculations géométriques aux raccourcis spéculaires, il n’y a qu’un pas. En conséquence, les autoportraits de Munch, par leur intensité, leur récurrence et leur singularité, constituent un corpus sans pareil, quand la vue, perdue en partie dans les années 1930, suite à une maladie de l’œil droit, devient une vision, quand le monde laisse transpirer sa surnature, quand l’esthétique peut devenir une clinique, comme avec ses aquarelles grâce auxquelles l’artiste examine sur la feuille sa propre rétine (1930), entre Bataille et Buñuel, entre jouissance et schizophrénie. Se dévisager quitte à se défigurer, faire de son œil le regard et le regardé, la lorgnette et le monde, l’image et la chose. Se perdre, se quitter toujours. Pour se (re)trouver.
Informations pratiques. « Edvard Munch l’œil moderne : 1900-1944 », du 21 janvier 2011 jusqu’au 9 janvier 2012. Centre Pompidou (Paris). Ouvert tous les jours de 11 h à 21 h. Fermé le mardi. Tarifs : 12 et 9 €. www.centrepompidou.fr
« Munch. Peintures, estampes du Bergen Kunstmuseum », du 5 novembre au 24 janvier 2012. Musée des beaux-arts de Caen. Fermé le mardi. Tarifs : 12 et 3 €. www.mba.caen.fr
Les Boréales. L’exposition dédiée à Munch à Caen sera le point d’orgue de la 20e édition du plus grand festival consacré à la culture nordique : « Les Boréales ». Du 3 au 19 novembre, ce festival pluridisciplinaire proposera plusieurs manifestations dans toute la Basse-Normandie : de la photo avec une expo du photographe Arno Rafael Minkkinen, de la musique avec un concert du saxophoniste Jan Garbarek, de la BD, etc.
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Un Munch inventeur et fabricateur d’images
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Abonnez-vous dès 1 €En contrepoint de l’investigation menée par le Centre Pompidou, le Musée des beaux-arts de Caen présentera à compter du mois de novembre une exposition de peintures et d’estampes revendiquant un prestigieux pedigree : toutes proviennent de la fameuse collection de l’industriel norvégien Rasmus Meyer (1858-1916), aujourd’hui abritée par le Musée des beaux-arts de Bergen. Une occasion rare de jouir de splendeurs ainsi regroupées et concentrées.
« Un poème sur la vie, l’amour, la mort »
La quinzaine de tableaux sélectionnés, outre qu’elle constitue une anthologie remarquable, et particulièrement quintessenciée, de l’art de Munch, donne une idée très précise de sa création durant la décennie 1890, soit sa période la plus décisive, peut-être même la plus féconde. Tandis que la vision à l’œuvre dans Soirée sur l’avenue Karl-Johan (1892) anticipe de quelques mois Le Cri (1893), Mélancolie (1894-1895) en prolonge résolument les innovations, aussi bien chromatiques que linéaires, incendiaires que spiralées. Autour de ces peintures inscrites dans une programmatique Frise de la vie, s’articulent des toiles résolument lumineuses (Jour de printemps dans l’avenue Karl-Johan, 1891) ou énigmatiquement lunaires (Clair de lune sur la plage, 1892). Histoire de nous rappeler, comme avec ces remarquables estampes jouant d’antithèses formelles, que les fjords accueillent des contrastes, ceux qui lient et disjoignent le clair et l’obscur, la vie et la mort, l’ici et l’ailleurs.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°638 du 1 septembre 2011, avec le titre suivant : Un Munch inventeur et fabricateur d’images