L’inachevé chez Cézanne répond-il à des fins esthétiques ou est-il la conséquence d’une angoisse ? Pour la première fois, une rétrospective pose la question, à travers quatre-vingts peintures et trente aquarelles au Kunstforum de Vienne.
VIENNE - Selon Émile Bernard, l’habitude de Cézanne de laisser des parcelles de toile vierge dans ses œuvres était le signe d’une incapacité à produire un chef-d’œuvre achevé. Émile Zola, dans L’Œuvre, s’inspire de cette “imperfection” du maître pour son personnage de Claude Lantier, qui se suicidera. Plus d’un siècle après, la rétrospective du Kunstforum de Vienne se concentre sur cette originalité, dans une centaine de peintures et aquarelles réalisées essentiellement au cours des vingt dernières années de sa vie, notamment les séries du Jardinier Vallier, de la Montagne Sainte-Victoire, des natures mortes et des Baigneuses. Cézanne ayant pour principe de ne jamais signer ses œuvres, sauf lorsqu’il cédait à l’insistance du collectionneur Victor Chocquet, il est difficile de déterminer dans quelle mesure elles sont achevées. De plus, sans cesse rejeté des Salons et accablé de mauvaises critiques depuis les expositions impressionnistes de 1874 et 1877, il a très peu exposé à partir de 1880. Mais pourquoi, alors, abandonnait-il régulièrement ses peintures dans un état apparemment inachevé ? Était-ce le résultat d’une détérioration de ses facultés mentales ou visuelles, l’hypothèse retenue au XIXe siècle ? Un blocage ? Ou encore un choix esthétique délibéré, comme le suggère Evelyn Benesch, commissaire de l’exposition avec Felix Baumann et Walter Feilchenfeldt ? L’analyse de l’évolution des aquarelles dans les années 1880 lui permet de conclure que l’artiste y a volontairement introduit des espaces vierges afin de faire pénétrer la lumière. Progressivement, ces taches ont acquis “un statut indépendant d’éléments formels”.
Pour sa part, le marchand suisse Walter Feilchenfeldt, qui a achevé le catalogue raisonné de l’artiste après la mort de John Rewald, en 1993, demeure sceptique quant au caractère esthétique de ces surfaces vierges : “Cézanne travaillait sur plusieurs toiles simultanément ; il y avait donc une part d’aléas. S’il ne les achevait pas, ce n’était pas délibéré, cela arrivait, c’est tout ; peut-être ne leur trouvait-il plus d’intérêt. Aujourd’hui, nous voulons penser que ces peintures sont parfaites et que Cézanne n’aurait rien pu y ajouter, mais lui ne les voyait sans doute pas comme ça”. Il reconnaît néanmoins qu’il pouvait avoir des motivations esthétiques : “Je n’irai pas jusqu’à dire que Cézanne laissait délibérément des espaces blancs, mais plutôt qu’il avait peur de continuer. Je crois qu’il essayait de créer une peinture parfaite. Le sujet ne l’intéressait pas, il était bien plus attiré par les effets de mouvement et de lumière. Il a presque atteint cette perfection avec les Grandes baigneuses de la National Gallery, à Londres. Dans cette œuvre, vous ne savez plus ce qu’il se passe ; il y a des personnages, mais ils ne racontent pas une histoire”.
Sans signature ni registres d’exposition, Walter Feilchenfeldt reconnaît qu’il est impossible de dater avec précision les dernières œuvres de Cézanne. En outre, il abandonnait souvent ses toiles pour y revenir des années plus tard. Pour le marchand suisse, cette rétrospective doit permettre au visiteur, spécialiste ou amateur, de décider par lui-même si Cézanne a atteint son but. Il précise : “Il sera intéressant de voir si l’exposition apporte une explication visuelle au fait que Cézanne a laissé tant de toiles inachevées”. La rétrospective rappelle également le rôle joué par Cézanne dans l’abolition de la sacro-sainte distinction entre esquisse et tableau accompli, à laquelle s’accrochait le XIXe siècle. Il a ouvert la voie à des artistes comme Matisse et Picasso, pour lesquels la structure interne d’une peinture primait sur le sujet.
- “Cézanne : achevé-inachevé�?, jusqu’au 25 avril, Kunstforum, Freyung 8, Vienne, tél. 43 1 532 06 44, tlj 10h-19h, mercredi 10h-21h ; réservations au 43 1 96096. Puis, Kunsthaus Zurich, 5 mai-30 juillet.
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Un inachevé délibéré ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°99 du 18 février 2000, avec le titre suivant : Un inachevé délibéré ?