Après avoir participé à l’émergence de l’art conceptuel dans les années 1960, Adrian Piper a placé la question des minorités au sein de son travail. Métisse à la peau claire, l’artiste américaine a brandi ses origines pour développer un questionnement permanent sur les enjeux de pouvoir afférents aux identités raciales, sociales ou sexuelles, tout en intégrant la culture populaire dans sa démarche. Après Vienne, sa première rétrospective européenne s’arrête à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne et donne l’occasion d’embrasser dans sa totalité une œuvre aussi radicale qu’influente.
VILLEURBANNE - Coincé dans un angle mais protégé par une table renversée comme une barricade, le moniteur de Cornered (1988) montre Adrian Piper, collier de perles bien en évidence. Ses propos contrastent avec cette incarnation de la classe moyenne américaine : “Je suis noire. Maintenant, parlons ensemble de ce fait social, et du fait que je le dise. Vous ne voyez peut-être pas pourquoi nous devons en parler ensemble. Vous pensez peut-être que c’est mon problème, et que je devrais donc le régler toute seule. Mais ce n’est pas uniquement mon problème. C’est notre problème. [...]” Le ton est docte, les regards agaçants, et le discours d’une dizaine de minutes tourne à l’avantage d’un locuteur au triomphe modeste : “Qu’allez-vous faire maintenant ?” .”Whut choo lookin at, mofo” (qui tu regardes, fils de...), demande crûment un autoportrait photographique plus tardif (1995) de l’artiste en Nice White Lady (jolie dame blanche). Communiquer ou agresser pour questionner ; affirmer tout en rendant caduques les identités de classe, de race ou de sexe ; faire basculer les positions dominantes, tels sont les principaux motifs de l’œuvre d’Adrian Piper.
La rétrospective actuellement accueillie par l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, après une première étape à Vienne et avant une prochaine à Barcelone, pointe une stratégie qui remonte à la fin des années 1960. Piper, née en 1948, s’illustre alors dans la veine conceptuelle et post-minimale de mise à New York. Dans ses dessins, ses schémas, la grille est partout, et l’influence d’artistes comme Mel Bochner est manifeste. Adrian Piper documente, analyse l’intérieur de son atelier par des graphiques, réalise des procédures sérielles en partant de l’architecture moderne (Sixteen Permutation on the Planar Analysis of a Square, “Seize permutations sur le plan d’un bloc d’immeubles”, 1968) et signe des actions tautologiques (Meat into Meat, 1968, qui montre son compagnon mangeant de la viande).
Ce n’est pas une performance
Mais avec les années 1970, c’est sur un tout autre sujet que cette déconstruction va s’exercer. L’artiste revendique alors son statut minoritaire, celui d’une femme non blanche. Elle est métisse, sa peau est claire, mais elle brandit son origine noire en enfilant en 1974 les attributs du Mythic Being (“L’Être mythique”), caricature de l’Afro-Américain avec coupe de cheveux et libido débordante. Le personnage aux grosses lunettes et au cigare incarne “toutes les peurs et toutes les haines” et se retrouve dans des performances et des insertions publicitaires au sein du magazine Village Voice. À travers ses discours et ses poses, l’artiste l’utilise pour décrypter les craintes d’une société raciste et paranoïaque. À la même époque, Adrian Piper réalise des installations joignant textes, images et sons qui expriment les non-dits. Barrées d’un laminaire “this is not a performance” (ce n’est pas une performance), des photographies d’émeutes, de lynchages ou de massacres recouvrent l’isoloir d’Art for the Art-World Surface Pattern (“Modèle mondial de surface de l’art pour l’art”) (1976) tandis qu’une voix enregistrée endosse le rôle de la critique de l’œuvre. La pièce “crée pour vous un environnement de problèmes politiques que vous ignorez et de rationalisations par lesquelles vous tentez de les éviter”, explique l’artiste dans une note d’intention. Un dispositif semblable est au centre de Four Intruders Plus Alarm System (“Quatre intrus et un système d’alarme”) (1980) et, dix ans plus tard, de Safe # 1-4. Le premier environnement encercle le spectateur de quatre photographies d’hommes noirs tout en décrivant des réactions provoquées par l’œuvre. Le second place aux quatre angles d’une pièce des clichés enjoués de familles noires heureuses mais rendues menaçantes par les inscriptions en surimpression sur les tirages : “nous sommes parmi vous” ; “nous sommes autour de vous” ; “nous sommes en vous” ; “vous êtes en sécurité”. Contemporains et tout aussi violents, les Vanilla Nightmares (“Cauchemars vanillés”) (1986-1990) sont des dessins au charbon réalisés sur des pages du New York Times. Réactions à des images ou à des textes aux connotations racistes, des scènes de copulations mixtes apparaissent comme une lecture sous-jacente à nombre de fantasmes raciaux.
Parallèlement à l’articulation de préoccupations sociales et politiques au sein de stratégies conceptuelles, le travail d’Adrian Piper revêt une importance historique considérable par son intégration de la culture populaire. Funk Lessons (1974), une des performances les plus connues d’Adrian Piper, ici présentée dans un film réalisé par Sam Samore, mêle séminaire de philosophie et cours de danse sur la même ligne de basse.
Également exposé à Villeurbanne, le diptyque Black Box/White Box (1992) s’appuie sur What’s going on, le classique enregistré par Marvin Gaye en 1971 et qui marque la rupture avec l’apolitisme alors de rigueur chez Motown, son label. Dans une cabine munie d’un téléviseur, d’un fauteuil confortable et d’une boîte de mouchoirs, le standard de Marvin Gaye sert de fond sonore au passage à tabac de Rodney King par la police de Los Angeles en 1992. “Don’t punish me with brutality – Talk to me, so you can see – What’s going on, yeah what’s going on” (Ne me punis pas avec violence – parle-moi, alors tu verras ce qui se passe...). Puis la musique s’interrompt, laissant place au discours de George Bush père sur le rétablissement de l’ordre après les émeutes provoquées par le scandale. Et la rengaine de repartir : “What’s going on ?”
Jusqu’au 25 mai, Institut d’art contemporain, 11 rue Docteur-Dolard, tél. 04 78 03 47 00, Villeurbanne, tlj sauf lundi et mardi, 13h-18h, www.i-art-c.org ; et aussi jusqu’au 25 mai, RÉSONANCES, photographies récentes de Valérie Jouve, et COLLECTION 001, œuvres de la collection du FRAC Rhône-Alpes.
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Un être mythique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°166 du 7 mars 2003, avec le titre suivant : Un être mythique