Le Cabinet de photographie du Centre Pompidou explore la production photographique française de l’entre-deux-guerres, engagée alors dans une critique du colonialisme non dénuée d’ambivalence.
Paris. Le Musée national d’art moderne (Mnam) faisait à l’automne 2011 l’acquisition de plus de 7 000 tirages photographiques issus de la collection Christian Bouqueret, représentatifs de la production de la scène parisienne entre 1920 et 1940. Cet achat a depuis fait l’objet de différentes expositions au Centre Pompidou, à l’exemple de « Voici Paris » en 2012 ou, plus récemment, de « Photographie, arme de classe » (2018-2019). « Décadrage colonial », sous le commissariat de Damarice Amao, attachée de conservation au Mnam, s’inscrit dans la lignée de ces expositions conçues à partir de ce fonds. Le parcours est ici complété par des prêts ou d’autres œuvres du Mnam telles les trois images-rébus issues du reportage réalisé par Man Ray lors de sa visite de l’Exposition coloniale organisée à Vincennes en 1931.
La production des images issues du système colonial français durant l’entre-deux-guerres est riche et variée et leur décryptage dit bien l’ambiance culturelle et visuelle de l’époque. L’exposition est malheureusement à l’étroit dans les espaces restreints du Cabinet de la photographie, eu égard aux différentes réflexions menées sur le sujet. Réflexions relatives aux commandes et à la diffusion de cette production visuelle, ou à son rôle dans la fabrique du regard exotique et des fantasmes comme dans celui de l’iconographie anticolonialiste qui se développe dans le même temps. De fait, beaucoup de choses sont racontées au travers de multiples tirages vintage, photomontages, textes, publications et documents d’origine et de nature différentes, et ce foisonnement de pièces, cette profusion de thèmes sont tels que le visiteur devra prévoir un peu de temps pour la lecture des nombreux cartels explicatifs, clairs et nécessaires dans ce type d’exposition.
Les photographies sur l’Afrique d’Henri Cartier-Bresson, de Roger Parry, Laure Albin-Guillot, André Steiner, Pierre Boucher, Pierre Ichac ou Pierre Verger marquèrent certes une rupture par rapport à l’intérêt dominant porté alors aux coutumes locales et aux rituels. Mais cette rupture, en dépit de son ampleur et ses différentes facettes, comporte des limites. Aucun de ces travaux photographiques menés sur le terrain, qu’ils soient d’ordre personnel ou réalisés dans le cadre de commandes, ne montre ainsi l’exploitation et la domination coloniales. Ces images apparaissent bien tièdes présentées à côté des photomontages subversifs de John Heartfield ou de Simone Caby-Dumas, réalisés de même durant l’entre-deux-guerres, ou encore des dessins satiriques de Fabien Loris – et plus encore quand elles sont rapportées aux extraits diffusés sur écran de textes d’écrivains ou de poètes africains et antillais dénonçant leurs conditions de vie ou les visions exotiques.
Si les critiques formulées par le Parti communiste et les surréalistes contre l’Exposition coloniale de Vincennes de 1931 sont virulentes, à travers leurs tracts, textes ou contre-expositions, elles ne sont pas exemptes de contradictions voire d’aveuglements sur certains points, ce que l’exposition relève. Pour en savoir plus sur le sujet, on se référera à la thèse défendue par Sophie Leclercq dans son ouvrage La Rançon du colonialisme. Les surréalistes face au mythe de la France coloniale (1919-1962), paru en 2010 aux Presses du réel. Car si les surréalistes ont saisi très tôt les dimensions culturelles de la domination coloniale tout en percevant les qualités plastiques des pièces produites en Afrique, Océanie ou Amérique, ils n’ont eu qu’une idée vague de l’exploitation et de la violence que ces appropriations sous-tendent. Ils ne se sont pas davantage interrogés sur les violences sexuelles qui sévissaient dans les pays colonisés. « Pourtant, la domination sexuelle, dans les espaces colonisés comme dans les États-Unis de la ségrégation, fut un long processus d’asservissement produisant des imaginaires complexes qui, entre exotisme et érotisme, se nourrissent d’une véritable fascination/répulsion pour les corps racisés », comme le rappelle l’ouvrage collectif Sexe, race & colonies (2018, La Découverte).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°603 du 20 janvier 2023, avec le titre suivant : Un « décadrage colonial » à focales multiples