Faire entrer Angkor au musée, telle sera l’obsession de l’explorateur Louis Delaporte. Pris directement sur les temples de l’antique cité, ses moulages reconstituent à Guimet un Cambodge « plus vrai que nature ».
À quelques kilomètres de Paris, dans un vaste entrepôt semblable à un studio de cinéma déserté, reposent, alignées comme des gisants, des sculptures géantes de visages souriants coiffés de tiares somptueuses, des bas-reliefs grouillant de scènes tirées de quelque épopée lointaine. Dans ce décor à la Griffith, des femmes et des hommes vêtus de combinaisons et de gants s’activent, indifférents aux regards. Des projecteurs dessinent des halos de lumière, éclairant ici une danseuse saisie dans une chorégraphie acrobatique, ailleurs des combats épiques entre entités divines et forces du mal… Nous sommes en fait à Morangis, réserve éphémère dans laquelle ont été entreposés depuis quelques semaines les fameux moulages de l’ancien Musée indochinois du Trocadéro, créé par Louis Delaporte en 1878. Pris directement sur les temples khmers il y a plus de cent trente ans, ils sont leur fragile mémoire, leur seconde peau. Et pourtant, ballottés de caisses en caisses, de réserves provisoires en vulgaires entrepôts, ces documents uniques ont failli tout bonnement disparaître au gré de leurs multiples errances. C’était sans compter sur la ténacité d’une poignée d’historiens de l’art et de conservateurs (dont Pierre Baptiste et Thierry Zéphir, les commissaires de l’exposition du Musée Guimet), conscients du caractère infiniment précieux de ces kilomètres de plâtre arrachés à la jungle cambodgienne.
La mise en place du rêve
Petit retour en arrière… En cette seconde moitié du XIXe siècle, l’heure est aux glorieuses aventures coloniales. Soucieuses de se partager les richesses du monde et de s’ouvrir de nouveaux horizons, les puissances européennes lorgnent aussi bien du côté de l’Afrique que de l’Asie. Un petit pays est pourtant resté en dehors des grandes routes commerciales : le Cambodge, dont la population vit à l’ombre des monuments de son prestigieux passé. Des récits de missionnaires et d’écrivains-voyageurs ont cependant alerté l’opinion. Parus dans la célèbre revue Le Tour du monde (le Paris-Match de l’époque), les écrits hauts en couleur d’Henri Mouhot (un naturaliste qui « découvre » Angkor comme par accident) vont bientôt enflammer l’imaginaire des Européens voyageant de façon immobile depuis leurs cossus appartements. Mieux ! Le grand rêve angkorien va bientôt se mettre en marche, entraînant dans son sillage explorateurs, scientifiques, militaires, géographes, dessinateurs, photographes. Mais ne nous y trompons pas. Le souvenir de l’expédition d’Égypte conduite par Bonaparte est encore dans toutes les mémoires. Aussi lorsque s’ébauche le projet d’une Commission d’exploration du Mékong, il s’agit, ni plus ni moins, d’évaluer les ressources potentielles de cette terra incognita des moussons. Dû à Émile Gsell, un célèbre cliché en immortalisera les six membres, posant sur la chaussée du temple d’Angkor Vat, le « Versailles » des Khmers : entre Ernest Doudart de Lagrée, qui la dirige, et Francis Garnier, son second, on reconnaît le botaniste et chirurgien de marine Clovis Thorel, le géologue et médecin Eugène Joubert, Louis de Carné, attaché au ministère des Affaires Étrangères, et un jeune officier recruté pour ses talents de dessinateur : Louis Delaporte. Dès son départ de Saigon, le 5 juin 1866, jusqu’à son retour dans cette « perle de l’Asie », le 29 juin 1868, l’expédition va avoir des allures de naufrage. Aucun « ingrédient exotique » (les fièvres, les moustiques, l’humidité, les serpents…) ne saura cependant éteindre la soif de découverte, l’ardeur de ces hommes. « Nous étions à bout de force », résumera sur un ton laconique Francis Garnier. Le résultat de la mission sera toutefois à la mesure des titanesques efforts accomplis. De cette expédition aux airs d’épopée scientifique et humaine va naître ainsi un fleuve d’images et d’écrits dont le retentissement sera considérable. Aux côtés des cartes, plans et élévations des monuments, le public découvrira, émerveillé, des gravures et des dessins dont l’exactitude des détails le dispute à la théâtralité. Leur auteur n’est autre que Louis Delaporte, ce jeune homme de bonne famille dont la vie va basculer définitivement. « Je ne pouvais contempler ces monuments d’un art trop longtemps ignoré sans éprouver le vif désir de les faire connaître à l’Europe et d’enrichir nos musées d’une collection d’antiquités khmères dont la place était toute marquée à côté de celles de l’Égypte et de l’Assyrie », écrira ainsi le fougueux explorateur.
Rapporter Angkor à Paris
La suite est connue… À son retour en France, et en dépit de la parenthèse brutale de la guerre de 1870, Louis Delaporte n’aura de cesse de faire venir à Paris un morceau de ce Cambodge dont il est tombé amoureux. Car non content d’avoir livré des descriptions enthousiastes et exécuté des centaines de dessins de temples envahis de lianes, de tigres et d’éléphants, l’homme veut aller encore plus loin. Avec l’appui de la Société de géographie, il obtient l’autorisation de repartir en 1873 dans son cher Cambodge afin d’y collecter pour les Musées nationaux des « statues, bas-reliefs, piliers et autres monuments d’architecture ou de sculpture présentant un intérêt d’archéologie et d’art ».
C’est à bord de la Javeline que l’intrépide explorateur embarque donc le 23 juillet 1873, en pleine saison des pluies ! Là encore, la moisson sera considérable : aux côtés de nombre de documents originaux (sculptures et éléments de décor), s’accumulent des milliers d’estampages, de plans et de dessins, mais aussi et surtout des moulages pris directement sur l’épiderme des temples. Ces kilomètres de bas-reliefs ne sont-ils pas censés offrir au public une image fidèle d’un Cambodge « en trois dimensions » ? Dès lors, Louis Delaporte et ses équipiers ne ménagent pas leurs efforts pour s’enfoncer dans la moiteur de la forêt cambodgienne. Du Preah Khan de Kompong Svay, riche en statues animalières, au sanctuaire de Koh Ker, où les attend une belle divinité féminine saisie dans l’attitude de la danse, en passant par le temple de Beng Mealea recouvert d’un tapis de mousse émeraude, les trésors abondent. Une courte halte effectuée au Phnom Bok leur procure un autre ravissement : la découverte de trois têtes des dieux Brahma, Vishnu et Shiva, d’une suprême élégance. Mais c’est sur le site même d’Angkor que Louis Delaporte glane ses plus beaux fruits. Non seulement l’expédition rapporte ce fronton du temple du Bayon orné d’une frise de danseuses célestes (ces « bayadères exotiques » embraseront plus tard les sens des artistes européens), mais elle y pratique à foison l’estampage et le moulage dans le but avoué de « faire entrer Angkor au musée ».
De la lumière à l’exil
Et pourtant, la désillusion sera à la hauteur des espérances ! Acheminées sur des radeaux du fin fond de la jungle pour rejoindre le port de Saigon, puis celui de Marseille, les cent deux « caisses Delaporte » renfermant la précieuse cargaison vont croupir dans l’indifférence la plus totale, en ce début d’année 1874, sur le trottoir du Musée du Louvre, à quelques encablures du département des Antiquités égyptiennes. Ce sera ensuite le premier exil temporaire au Musée de Compiègne, avant de connaître enfin les honneurs du Musée indochinois du Trocadéro et de l’Exposition universelle de 1878. À voir la foule de visiteurs se pressant avec enthousiasme devant la reconstitution d’une partie de la chaussée des Géants du Preah Khan d’Angkor, on se dit que le pari de Delaporte est enfin gagné ! Quelques années plus tard, le clou de l’exposition coloniale de Marseille sera la maquette grandeur nature du centre d’Angkor Vat. C’est ce prodigieux décor « à la Cecil B. DeMille » que les Parisiens admireront lors de l’Exposition coloniale internationale de 1931… Mais si le grand public succombe à l’« angkoromanie » ambiante, force est de constater que Louis Delaporte et ses moulages connaîtront un destin contrarié. Nommé conservateur à titre bénévole du Musée indochinois du Trocadéro, l’explorateur suscite diverses missions au Cambodge (sa santé lui interdit désormais de s’y rendre en personne), mais voit peu à peu ses crédits s’étioler. Pire ! Les archéologues de l’École française d’Extrême-Orient critiquent ses reconstitutions, jugées trop fantaisistes.
Quant à ses moulages, ils subissent peu à peu la déshérence et l’exil, trimbalés des sous-sols du Palais de Tokyo (1945-1973) aux réserves puis aux caves de l’abbaye de Saint-Riquier (de 1973 à 2002). C’est dire si le transport puis l’opération de sauvetage de l’intégralité des moulages du Musée indochinois du Trocadéro, au début de l’automne 2012, font œuvre de renaissance ! Nettoyés, désinfectés, consolidés au papier Japon, puis renforcés par des armatures de bois maintenues par de la filasse et du plâtre, quelque mille deux cents fragments restituent ainsi l’état des temples tels qu’ils étaient conservés à l’époque de Louis Delaporte. Soit une fraîcheur sidérante, bien avant les ravages des hommes, de l’humidité et du temps…
du 16 octobre 2013 au 13 janvier 2014. Musée Guimet. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. Commissaires : Pierre Baptiste et Thierry Zéphir. www.guimet.fr
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Un Angkor de plâtre ressuscité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°661 du 1 octobre 2013, avec le titre suivant : Un Angkor de plâtre ressuscité