Gothic

Un ange noir plane sur Orsay

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 12 mars 2013 - 846 mots

Le Musée d’Orsay revisite près de deux siècles de romantisme noir dans l’art européen, de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe. Une expérience frissonnante.

PARIS - Cette année, le Musée d’Orsay a été contraint, faute d’avoir pu établir dans les temps les demandes d’emprunt, de reporter ses deux grandes expositions saisonnières : « Émile Bernard (1868-1941), la peinture en colère », prévue au printemps, et « L’art réaliste en Europe, de Rosa Bonheur à Staline », programmée à l’automne. Cette dernière a été remplacée par « Masculin-Masculin », une étude sur la figure de l’homme nu dans l’art aux XIXe et XXe siècles, tandis que vient de s’ouvrir « L’Ange du bizarre. Le romantisme noir, de Goya à Max Ernst ». Présentée au Städel Museum de Francfort-sur-le-Main à l’automne dernier, ce panorama de la vague gothique qui a déferlé sur la littérature et les arts plastiques européens de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe avait tout pour séduire Orsay. Les équipes du musée parisien ont redoublé d’efforts pour accueillir l’exposition dans les plus brefs délais, et le jeune conservateur Côme Fabre a été promu à la barre pour en assurer l’adaptation française, qui dépasse largement le cadre chronologique d’Orsay. Si la structure tripartite a été conservée, la section symboliste a été étoffée, tandis que la troisième partie, portant sur l’appropriation surréaliste du sujet, a été allégée.

Le romantisme noir est la part d’ombre du Siècle des lumières, ce besoin enfantin de frissonner qui subsiste face à la suprématie de la Raison. Cette envie de ressentir une mise en danger, de se confronter à l’interdit moral ou religieux, pour se sentir libre et vivant. Mais aussi cette nécessité, face à la cruauté du quotidien, de s’échapper par l’imaginaire que les historiens relient pour la première fois dans l’art à la fin du XVIIIe siècle, à l’ère révolutionnaire.
Si le parcours rappelle les racines anglaises de ce courant inspiré par la littérature gothique (avec Füssli et son incontournable Cauchemar, Blake…), le reste de l’Europe voit apparaître des artistes désireux d’hypnotiser leur public (Delacroix, Hugo, Géricault, Delaroche…) ou inquiétés par la barbarie quotidienne (Francisco de Goya et le sublime Vol des sorcières [1797-1798] prêté par le Prado). Face à ces mises en scène littérales figurant sorcières ou démons, les paysages nocturnes, tel le Rivage avec la lune cachée par des nuages (1836) de Caspar David Friedrich, semblent finalement bien plus inquiétants car ils appartiennent au domaine du réel. À chacun d’y projeter ses propres angoisses… Et, puisqu’il s’agit d’avoir peur, les œuvres méconnues ont ici une longueur d’avance. Ainsi le Crâne aux yeux exorbités et mains agrippées à un mur (v. 1904) de Julien Adolphe Duvocelle parvient-il à éclipser le toujours saisissant Bouclier avec le visage de Méduse (1897) d’Arnold Böcklin, tous deux dans les collections d’Orsay. Témoignages d’un regain d’intérêt pour l’occulte en cette fin de XIXe siècle marquée par le conflit franco-prussien, ces œuvres symbolistes reflètent une évolution du romantisme noir vers les mythologies, l’Ancien Testament et les mystères de l’existence. La mort, qu’elle soit squelette ou femme fatale, est partout.

Impression de survol
La Grande Guerre se trouve en arrière-plan de la troisième et dernière étape du parcours, consacrée aux anciennes subversions dont se réclament les surréalistes. Outre les poupées ligotées de Hans Bellmer, cette section repose surtout sur les forêts mystérieuses présentées en abondance de Max Ernst, pour un résultat un peu déséquilibré. Malgré des textes de salles qui multiplient les références littéraires et incitent le visiteur à étoffer ses connaissances, subsiste une faim due à une impression de survol de multiples sujets passionnants (le diable, la sorcière, l’inquiétante étrangeté, la forêt, le spiritisme…). Dans le même genre, deux expositions organisées récemment à la Tate Britain, à Londres, avaient livré des études plus enrichissantes car plus restreintes sur le plan tant géographique que chronologique : « Gothic Nightmares : Füssli, Blake and the Romantic Imagination » en 2006 et « Art and the Sublime » en 2010.

Dans la tradition des expositions pluridisciplinaires d’Orsay, le mariage entre tableaux, œuvres graphiques, sculptures, mobilier et films fait malgré tout merveille. La scénographie d’Hubert Le Gall, très graphique, alterne les niches et les décrochages, pour un résultat sobre (sombre) et efficace. Deux petites salles de projection ont par exemple été aménagées en marge du parcours afin de diffuser la vingtaine d’extraits de films fantastiques de réalisateurs tels Murnau, Buñuel ou Lang, dignes successeurs de la tradition gothique. La projection sous la nef (le 27 mars à 20 heures), accompagnée d’un orgue de cinéma, du film La Sorcellerie à travers les âges (Häxan) (1922), par Benjamin Christensen, promet un grand moment d’angoisse.

L’ange du bizarre. le romantisme noir, de Goya à Ernst

Commissaires : Côme Fabre, conservateur, Musée d’Orsay ; Félix Krämer, conservateur au Städel Museum, Francfort-sur-le-Main
Scénographie : Hubert Le Gall, scénographe ; Anne-Katherine Renaud, graphiste

Jusqu’au 9 juin, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr, tlj sauf lundi 9h30-18h, le jeudi 9h30-21h45. Catalogue, coéd. Musée d’Orsay/Hatje Cantz (Ostfildern), 304 p., 289 ill., 45 €.

Julien-Adolphe Duvocelle (1873-1961) Crâne aux yeux exorbités et mains agrippées à un mur - Crayon et fusain - H. 36 ; L. 25 cm - Paris, musée d'Orsay, conservé au département des Arts Graphiques du musée du Louvre © DR - RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Jean-Gilles Berizzi

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°387 du 15 mars 2013, avec le titre suivant : Un ange noir plane sur Orsay

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