À l’instar des poètes Michel Leiris et André Breton, Tzara fut un alchimiste
du langage, un collectionneur monomaniaque, un passeur de rêves et de mots. Le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg lui consacre sa première exposition qui s’attaque à rectifier les clichés.
Un homme qui déclare : « Regardez-moi bien ! Je suis idiot, je suis un farceur, je suis un fumiste », a forcément en lui quelque chose de sympathique ! L’auteur de ces propos iconoclastes et farceurs n’est autre que le poète d’origine roumaine Tristan Tzara, l’artiste au monocle portraituré par ses amis Hans Arp ou Francis Picabia. Né le 16 avril 1896 à Moinesti, en Roumanie, celui qui s’appelle encore Samuel Rosenstock connaît alors une enfance sans histoire, dans une famille juive relativement aisée. « On est très loin du cliché trop longtemps colporté du pauvre petit émigré qui arrivera sans le sou à Paris dans les années 1920 comme bon nombre de ses compatriotes », s’insurge ainsi Serge Fauchereau, qui connaît sur le bout des doigts « son » Tristan Tzara.
Retour aux sources
Bousculant les idées reçues sur le poète et sa légende, l’exposition que l’historien de l’art coordonne au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg entend ainsi rétablir le contexte social et intellectuel qui vit éclore l’un des esprits les plus libres et les plus inventifs du XXe siècle. Faisant fi des milliers d’anecdotes rancunières et contradictoires colportées depuis des décennies par les vieilles générations surréalistes – qui ne lui pardonnent pas ses querelles homériques avec André Breton ! –, Serge Fauchereau a préféré consulter les monceaux d’archives conservées à la Bibliothèque Jacques Doucet de Paris, tout en s’appuyant sur les souvenirs et l’aide précieuse de Christophe Tzara, le fils du poète. Le résultat ? Une mine de révélations, telles les années d’adolescence et l’éclosion du talent littéraire au sein de la revue de poésie roumaine Simbolul (« Le Symbole »), l’engagement politique dans la guerre d’Espagne pendant laquelle il se range du côté des Républicains, les liens tissés avec les artistes roumains installés à Paris, dont Brauner et Brancusi… Mais aussi la découverte d’un Tzara plus intime, collectionneur amoureux des arts populaires et lointains, ardent défenseur des populations brimées et colonisées. Bref, un homme infiniment complexe, aux antipodes du provocateur et du performeur facétieux : tantôt mondain, tantôt anarchiste, mais toujours libéré du carcan des conventions, qu’elles soient politiques, sociales ou artistiques… « Quand j’avais quinze ans, je suis tombé sur un petit livre de Tristan Tzara. Il n’y avait pas de grammaire, les mots étaient dans tous les sens. Dès lors, je suis devenu un maniaque de Tzara. Je suis allé jusqu’à apprendre le roumain en 1969 pour comprendre d’où venait ce génie du langage, comment était née l’aventure de Dada », se rappelle avec enthousiasme Serge Fauchereau.
L’aventure Dada
« Dada »… le mot est lancé ! Sous ces deux petites syllabes à la consonance enfantine, se cache en fait l’une des aventures esthétiques les plus révolutionnaires et les plus excitantes du siècle dernier. Quittant, à l’automne 1915, le provincial Bucarest pour la ville de Zurich sous le prétexte – bien commode ! – d’y suivre des études de lettres et de philosophie, le poète en herbe a alors troqué son patronyme familial pour le pseudonyme de « Tristan » (en référence au héros wagnérien) « Tzara » (qui signifie « terre » ou « pays » en roumain). Sous la protection de son ami Marcel Janco (l’auteur de saisissants masques en carton), le jeune homme s’étourdit alors de sensations, goûte l’atmosphère enfiévrée des cafés où une poignée d’intellectuels prophétisent l’agonie de ce monde chaotique. Plaque tournante des échanges entre les artistes et les penseurs d’Europe de l’Est et d’Europe de l’Ouest, Zurich est une nébuleuse où l’on chante, où l’on danse, et où l’on crie sa soif de liberté et de dissidence.
Le 5 février 1916, l’Allemand Hugo Ball (disciple de l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine), son épouse Emmy Hennings (danseuse et chanteuse), les peintres Hans Arp, Marcel Janco et Sophie Taeuber inaugurent ainsi, avec Tristan Tzara, le Cabaret Voltaire. Dans un petit local bariolé et couvert de tableaux, les compères lisent des poèmes simultanés, récitent des chants « nègres » et mènent un « grand sabbat » devant un public éberlué, voire furieux. Le succès est immédiat, l’esprit de « Dada » a frappé ! La légende raconte que ce nom fantaisiste a été trouvé par Tzara et Huelsenbeck (l’un des plus actifs propagandistes du mouvement) en glissant un papier au hasard entre les pages d’un dictionnaire Larousse. Au diable la vérité ! Iconoclaste, d’un humour caustique et ravageur, la déferlante Dada va embraser, tel un feu de paille, la vieille Europe. « Je dors très tard. Je me suicide à 65 %. J’ai la vie très bon marché, elle n’est pour moi que 30 % de la vie. Ma vie a 30 % de la vie. Il lui manque des bras, des ficelles et quelques boutons. 5 % sont consacrés à un état de stupeur semi-lucide accompagné de crépitements anémiques. Ces 5 % s’appellent DADA », résumera, non sans provocation, Tristan Tzara dans Comment je suis devenu charmant, sympathique et délicieux [Sept Manifestes Dada, Paris, édition du Diorama, Jean Budry, 1924].
S’ouvre alors une galerie Dada (dans laquelle Tzara prononce ses premières conférences sur l’art abstrait), tandis qu’une revue baptisée du même nom offre un formidable tremplin pour les poètes se réclamant du mouvement. Depuis Zurich, Tzara entretient une correspondance avec la fine fleur des artistes et des intellectuels de toute l’Europe, du marchand d’art Paul Guillaume – qui l’a probablement initié à la rudesse primitive des arts d’Afrique et d’Océanie – à Guillaume Apollinaire (autre jongleur de mots), en passant par Max Jacob, Daniel-Henry Kahnweiler et Francis Picabia. Paris frémit alors d’impatience de rencontrer cet homme providentiel, qui envoie des « papillons dada » comme autant de bouteilles jetées à la mer. La légende, là encore, veut que Tristan Tzara ait débarqué inopinément chez Picabia en 1920, alors que sa maîtresse venait à peine d’accoucher. Le poète aurait alors calmé le nouveau-né en lui faisant répéter : « Dada, dada, dada »… Lorsqu’André Breton et ses deux acolytes pressent le pas pour faire enfin la connaissance de ce nouveau Rimbaud, quelle n’est pas leur surprise de tomber sur un petit bonhomme au rire éclatant, roulant les « r » avec un fort accent d’Europe centrale !
Un homme anticonventionnel
On sait combien les relations entre Tzara et Breton seront passionnées, houleuses, voire haineuses. « À leur manière, fort différente, ils étaient tous les deux des chefs. Tzara était un chef qui n’aimait pas en être un. Breton, au contraire, était un gourou qui aimait cela », résume avec pertinence Serge Fauchereau. Les deux hommes auront ainsi traversé le siècle avec la même passion pour les mots, les idées et les cultures non occidentales. À ce duo intempestif, il faudrait ajouter Michel Leiris, dont la clairvoyance et le rôle de passeur sont, à bien des égards, comparables… Détruire les structures traditionnelles du langage pour mieux les revivifier, abolir les frontières entre toutes les disciplines – l’exposition de Strasbourg insistera ainsi sur les liens tissés par Tzara avec la musique –, ouvrir la sensibilité occidentale à des formes nouvelles (une même sève régénératrice circule dans l’Art brut, l’art « nègre » et les arts populaires), tels seront quelques-uns des credo de cet homme et de cet artiste profondément anticonventionnel.
Il suffit, pour s’en convaincre, d’énumérer quelques titres de son œuvre poétique aussi singulière que protéiforme : La Première Aventure céleste de Monsieur Antipyrine (1916), Mouchoir de nuages (1925), L’Homme approximatif (1931), Le Cœur à gaz (1946), Jongleur de temps (paru à titre posthume, en 1976). On ne saurait rêver plus élégant manifeste… « On s’en va répétant que tout le monde est poète à quinze ou dix-huit ans. Soit, mais peu sont ceux qui le demeurent toute leur vie », écrit Henri Béhar dans le catalogue. Et l’éminent professeur de littérature de poursuivre : « Il [Tzara] est entré en poésie l’injure à la bouche (cela va de soi), à grand bruit, comme tous les adolescents du monde. Mais le miracle est qu’il soit resté à ce haut niveau de révolte, sans jamais se ranger des voitures. »
Utopiste à ses heures – il tentera de réconcilier le surréalisme et le communisme, avant de rejoindre la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale –, Tristan Tzara est demeuré tout au long de sa vie un bouffon existentiel et un nihiliste, un amoureux des écrivains et des artistes. Remarquable critique d’art, il a ainsi profondément admiré l’œuvre de James Ensor, du Douanier Rousseau et de Picasso, s’est passionné pour les poèmes cryptés de François Villon… La dernière image qu’emportera le visiteur de cette foisonnante exposition sera cependant celle de son formidable éclat de rire, peu avant sa mort, aux côtés de son vieux copain Hans Arp, dans son jardin de Clamart. « L’Homme approximatif » s’est éteint le 24 décembre 1963 à Paris. Il repose dans la 8e division du cimetière de Montparnasse.
1896
Naissance à Moinesti en Roumanie
1915
Il s’installe à Zurich et fonde le mouvement Dada avec Janco, Arp, Ball et Huelsenbeck
1920
Il retrouve Picabia à Paris
1931
Publication de L’Homme approximatif et Essai sur la situation de la poésie
1935
Il quitte le surréalisme et s’engage aux côtés du Comité de soutien pour les intellectuels espagnols
1953
Autobiographie lyrique De mémoire d’homme
1963
Le poète décède à Paris
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Tristan Tzara, le « génie sans scrupule »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Du 24 septembre au 17 janvier 2016. Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (67). Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h.
Tarifs : 7 et 3,5 €.
Commissaires : Serge Fauchereau et Estelle Pietrzyk.
www.musees.strasbourg.eu
Légende photo
Man Ray, Tristan Tzara, vers 1924, Centre Pompidou Paris © Man Ray Trust. Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. RMN/Guy Carrard.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°683 du 1 octobre 2015, avec le titre suivant : Tristan Tzara, le « génie sans scrupule »