SÈTE
Le Crac Occitanie réunit un ensemble représentatif de la pratique de cette plasticienne fascinée par le fonctionnement des objets, vêtements, motos ou armes à feu.
Sète (Hérault). Après des études de stylisme au Central Saint Martins College, à Londres, Alexandra Bircken (née en 1967 à Cologne, en Allemagne) a créé sa propre marque de mode, à une époque où Martin Margiela et Rei Kawakubo, la créatrice de Comme des Garçons, déconstruisaient le vêtement. C’est en cousant et en tricotant pour elle-même des objets non fonctionnels qu’elle a peu à peu glissé vers la sculpture, en s’éloignant de l’idée de prêt-à-porter. Tout en restant fascinée par l’omniprésence des textiles dans nos existences, partout et depuis toujours. « Les tissus sont notre seconde peau », dit-elle. Le Crac Occitanie présente trois de ses toutes premières pièces tricotées de plasticienne. Berge (2003) ressemble à une petite montagne verte à deux pics, Ship (2005) évoque la silhouette d’un bateau, Gebilde (2005), fichée d’une brindille, est une sorte de paysage en volume et en couleurs, bleu, brun, rose, blanc…
La galerie BQ, à l’époque voisine de son atelier à Cologne, lui a offert son premier solo en 2004. Et c’est notamment sur son stand, à la foire Paris Internationale, que l’on a pu voir ces dernières années des œuvres marquantes d’Alexandra Bircken, ainsi qu’au Credac, à Ivry-sur-Seine, qui a organisé sa première exposition en France (« Stretch », 2017). Conçue en étroite collaboration avec le Museum Brandhorst à Munich, celle que présente le Centre régional d’art contemporain sétois rassemble une soixantaine de pièces. Bien que certaines, donc, soient anciennes et d’autres très récentes, le parcours ne suit pas un ordre chronologique. Du corps à l’environnement, du tricot à la résine ou au bronze, il aborde des techniques et des thèmes très variés, au risque de déconcerter celui qui découvre le spectre large de l’artiste allemande. Mais cela permet aussi de se laisser surprendre par son ampleur et sa force plastique. Certaines pièces de Bircken, telle cette combinaison de motard mise à plat (Snoopy, 2014, [voir ill.]) comme une gangue de cuir ouverte et vidée de sa chair, sont en effet devenues quasi iconiques.
Le textile est une constante. Mais lorsqu’Alexandra Bircken s’intéresse au tissage, au tressage, c’est moins avec un regard de designer que dans une approche anthropologique : ainsi le nœud l’intéresse pour son ingéniosité et la multiplicité des usages qu’il autorise. Elle le déploie en motif métallique dans Turbine, ou en portail crocheté monumental d’où pendent des paniers tressés, dans une sorte d’hommage à l’essai d’Ursula K. Le Guin The Carrier Bag History of Fiction. Les parentés et les références ne manquent pas dans l’œuvre de Bircken, dont les explorations textiles évoquent Sheila Hicks ou Rosemarie Trockel, tout comme son armée d’ombres, combinaisons en coton trempées dans du latex (Deflated Figures), peut faire penser à l’univers de Jean-Luc Moulène. Mais sa singularité tient notamment à son obsession chirurgicale. Il y a chez elle une curiosité pour la figure du Doctor (2020) quand celle-ci penche vers la folie.
À côté des gestes qui nouent, tissent, tressent, cousent – des paniers, des huttes, des bas nylon cousus en patchwork et des architectures vides –, se trouvent ainsi les gestes qui défont. La moto est le premier objet que l’artiste a scié, en 2013. Dans ce cheval moderne, elle voit un prolongement de notre anatomie dont elle met en évidence l’organicité. Des tuyaux, des pistons, de l’énergie, qu’il suffit de trancher pour que tout s’arrête. L’autopsie est irrévocable. Une arme à feu, de la même façon, est réduite à un objet inerte, devient inopérante si on la sectionne par le milieu. Bircken transforme ainsi une mitrailleuse (UZI, 2016) en trophée absurde et graphique accroché au mur. Privés de leur fonction, ces attributs virils n’en conservent pas moins une charge de violence.
Le corps est vulnérable, c’est l’un des leitmotivs d’Alexandra Bircken. Mais il est réparable. On peut aussi l’objectiver : comme ce buste féminin dépourvu de tête, de bras et de jambe, moulage en bronze d’une poupée corsetée, réduite à sa stricte fonction sexuelle. C’est ici aussi un trophée, que le bronze transforme en ready-made impraticable. Sans lui ôter sa charge érotique, mais en révélant son obscénité nue.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°589 du 13 mai 2022, avec le titre suivant : Tout Alexandra Bircken