PARIS
L’œuvre de cette militante communiste est indissociable de son destin mouvementé. Le Jeu de Paume retrace son parcours, de l’émigration aux états-Unis à la révolution mexicaine.
« Tina Modotti (1896-1942) a passé la majeure partie de son existence au cœur de la tourmente. « Sa vie a été marquée par certains des événements historiques les plus importants des années 1920 et 1930, comme l’émigration des Européens en Amérique pour raisons économiques au début du siècle, la naissance du cinéma muet sur la côte ouest des États-Unis, les réformes agraires post-révolutionnaires au Mexique, l’essor du muralisme militant, la revendication de la culture indigène mexicaine, la lutte entre stalinistes et trotskistes après la révolution de 1917, le développement du Secours rouge international ou la guerre civile en Espagne », souligne la critique d’art Isabel Tejeda, commissaire de la rétrospective que lui consacre le Jeu de Paume. La carrière de photographe de Tina Modotti fut brève, de 1923 à 1930 essentiellement, mais intense et marquée par ses engagements politiques.Quand Tina Modotti émigre aux États-Unis en juin 1913, elle a 16 ans. Elle a quitté Udine, sa ville natale du nord-est de l’Italie, pour rejoindre son père et sa sœur ainée qui se sont installés à San Francisco à la recherche d’une vie meilleure pour la famille. Elle se fond très vite dans cette ville cosmopolite surnommée « la Mecque des artistes ». Elle vit de travaux de couture avant que sa beauté brune et vive ne lui ouvre les portes du mannequinat, puis du théâtre et du cinéma à Hollywood. La rencontre avec le poète et peintre Roubaix de l’Abrie Richey (1890-1922), dit Robo, la propulse dans un monde intellectuel et artistique que l’installation du couple à Los Angeles, après son mariage en 1913, élargit. Cette vie de bohème, Modotti la vit pleinement. C’est dans ce contexte qu’elle rencontre, en 1921, le photographe Edward Weston (1886-1956). Marié et père de quatre enfants, ce dernier a commencé à se faire un nom comme portraitiste. Proche, à l’origine, des pictorialistes, il commence à s’en détacher. Ses portraits et ses nus témoignent de ses recherches en matière de formes et de lignes pures. La jeune femme pose pour lui. Ils deviennent amants. Grâce à Weston, elle se familiarise avec la technique photographique – déjà appréhendée avec son oncle Pietro en Italie quand elle était enfant –, encouragée par son ami californien le photographe Johan Hagemeyer, pour lequel elle pose aussi.
L’effervescence artistique et idéologique du Mexique où Robo se rend l’incite y à rejoindre son mari. Le pays entame alors une période post-révolutionnaire qui fait de la modernité, de l’identité culturelle et de l’art les fondements de sa reconstruction. Le premier voyage de Modotti à Mexico a pour but de superviser, en février 1922, une exposition de Robo, Weston et d’autres artistes américains ; son séjour sera endeuillé par la mort de son mari, touché par la variole, deux jours avant son arrivée. Elle revient au Mexique en juillet 2023, cette fois en compagnie d’Edward Weston. L’ouverture par le couple d’un studio à Mexico marque le début de sa carrière : Modotti veut devenir photographe. Leur maison est un lieu de réunion et de fêtes prisé par le milieu artistique et intellectuel. L’anthropologiste, journaliste et historienne d’art Anita Brenner, les artistes Diego Rivera, Xavier Guerrero et David Alfaro Siqueiros pour lesquels elle pose, font partie des amis proches.D’abord sous l’influence du style photographique de Weston, la jeune femme s’en émancipe. La représentation de leur entourage, des femmes en particulier, et leur vision de la nature morte ou d’un bouquet de roses, diffèrent. À la différence des cadrages et mises en lumière très élaborés de Weston, à la recherche de la beauté formelle, le regard de Modotti est en empathie avec son sujet. Quand Weston s’intéresse à la symétrie d’un spectacle de cirque, elle choisit d’inclure dans son cadre des paysans observant le spectacle. Très vite remarqué, son travail est exposé et publié. Elle collabore à des revues de premier plan et à partir de 1924 commence à s’engager dans les actions du Secours rouge international, équivalent de la Croix-Rouge, créé par l’Internationale communiste en 1922 à Moscou.Le couple qu’elle forme avec Weston se délite progressivement, mais pas leur lien. Leur correspondance en témoigne, y compris quand Weston quittera définitivement le Mexique en 1926, après avoir réalisé une série de photographies avec Modotti pour le livre Idols Behind Altars qu’Anita Brenner rédige sur l’art populaire, les manifestations artistiques et culturelles précolombiennes et coloniales et le muralisme contemporain. Ce voyage initiatique à travers les territoires ruraux du Mexique a renforcé la photographe dans son désir de représenter toutes les aspects du peuple mexicain. Portraits de vendeuses sur les marchés, de mains au travail ou de pieds de paysans dans un champ, photographies de manifestations, sur les conditions de travail ou la pauvreté : ses images frappent par leur force. « Elles reflètent la conscience sociale et politique de Modotti, forgée très jeune en Italie auprès de son père ouvrier. Elle croit au pouvoir de l’image comme moyen de dénonciation et instrument de transformation sociale », souligne Isabel Tejeda. Le militantisme de la photographe transparaît dans ses mises en scènes, comme la célèbre Femme au drapeau, en 1927.
Création, vie politique, intellectuelle et intime ne font qu’un pour Tina Modotti, qui devient la photographe des muralistes mexicains et la compagne du peintre Xavier Guerrero (1896-1974). Son engagement politique se renforce lorsqu’elle partage la vie du jeune révolutionnaire cubain en exil, Julio Antonio Mella et adhère au Parti communiste mexicain, en 1927. L’assassinat de Mella devant ses yeux, la violence de l’enquête et du procès qui s’ensuit n’entameront pas ses engagements dans le journal El Machete, créé en 1924 par le Parti communiste pour les ouvriers et les paysans, où elle publie de nombreuses images.« Je ne cherche pas à produire de l’art mais des photographies honnêtes, sans avoir recours à des truquages ou à des artifices, alors que la majorité des photographes continuent à rechercher des effets artistiques ou à imiter d’autres expressions plastiques. Cela donne un produit hybride, qui ne nous permet pas de distinguer dans l’œuvre sa caractéristique la plus significative : sa qualité photographique », souligne-t-elle dans son texte Sur la photographie, publié à l’occasion de son exposition organisée en 1929 à la Bibliothèque nationale de Mexico.Au début 1930, un attentat contre le nouveau président, Pascual Ortiz Rubio, provoque une vague de répressions contre les communistes. Modotti est emprisonnée avant d’être expulsée du Mexique. Son départ marque de début d’une nouvelle vie, dominée par ses activités politiques et militantes. Séjour d’abord à Berlin, installation à Moscou, puis elle rejoint l’Espagne alors en pleine guerre civile : elle vit au plus près la montée du fascisme et du stalinisme, et délaisse la pratique de la photographie. Son engagement dans le Secours rouge international la conduit en particulier à étendre, sous différentes identités, le réseau de l’organisation à Paris, avec son compagnon Vittorio Vidali, agent secret italien de l’Internationale communiste rencontré à Mexico quelques années plus tôt. En 1939, la victoire de Franco la conduit à quitter l’Espagne où elle s’était engagée avec Vidali et à revenir clandestinement au Mexique sous le nom de Dr Carmen Sanchez. Dans la nuit du 5 janvier 1942, Tina Modotti meurt d’une crise cardiaque dans le taxi qui la ramène chez elle après un dîner chez l’architecte suisse Hannes Meyer, membre influent du Bauhaus rencontré à Berlin. La dernière photographie attribuée à Modotti est un portrait de sa chienne Suzi, réalisé en 1940 sur le toit-terrasse de sa maison à Mexico.
Que vivamexico !
L’exposition du Jeu de Paume se concentre sur la carrière de Tina Modotti entre 1923-1930 et l’évolution de son travail au contact de la vie sociale, intellectuelle et artistique mexicaine, le départ forcé pour l’Europe marquant la quasi fin de sa pratique de la photographie. Le couple qu’elle a formé un temps avec Edward Weston n’efface désormais plus le travail spécifique de Modotti, appréhendé ici dans toute sa richesse. Pour les autres facettes de sa vie, en particulier à Berlin, à Moscou et durant la guerre civile en Espagne, les textes fouillés du catalogue prolongent la visite et engagent notamment à une lecture de l’œuvre à travers le mouvement de la photographie ouvrière de cette période.
« Tina Modotti. L’œil de la révolution »,
Jeu de Paume, 1 place de la Concorde, Jardin des Tuileries, Paris-1er, jusqu’au 26 mai.
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Tina Modotti, une photographie engagée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°773 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : Tina Modotti, une photographie engagée