En mars 1927, Giacometti s’installe rue Hippolyte-Maindron dans le XIVe à Paris. Il y restera jusqu’à sa mort en 1966. Quelle place occupe l’atelier dans la représentation de l’artiste ?
Éléments de réponse avec Thierry Dufrêne, professeur d’histoire de l’art à Paris X et spécialiste d’Alberto Giacometti.
Comment décririez-vous la liturgie de Giacometti au travail ?
Thierry Dufrêne : Après guerre, sa jeune femme Annette loge le plus souvent à l’hôtel. Lui, travaille toutes les nuits dans son atelier. Quand on examine les photographies prises sur place, on s’aperçoit qu’en dépit de l’exiguïté des lieux, Giacometti établit un centre. C’est dans cette sorte d’arène minuscule qu’il travaille. Il va simplement pousser sur les bords tout ce qui n’est pas en train de se faire, si bien qu’il y a comme un noyau central – l’œuvre en cours – et un ensemble d’auréoles temporelles qui renvoient à des époques plus anciennes comme l’époque surréaliste. Des œuvres avec la présence desquelles l’artiste travaille.
C’est Giacometti qui met en scène « l’artiste au travail » ?
Il est d’abord pris en charge par des écrivains comme Michel Leiris à la fin des années 1920 et André Breton jusqu’à son exclusion du groupe surréaliste en 1935. Alberto Giacometti est plus jeune qu’eux. Il les admire beaucoup et ne leur oppose que peu de résistance. Une sorte de victime consentante.
Pour son article dans la revue Documents, c’est Leiris qui arrange les sculptures dans l’atelier, de manière à ce que les photographies soient en adéquation avec le propos de l’auteur. Il assemble les sculptures squelettiques de façon à obtenir une photographie en transparence et donne une inflexion magique aux plaques en les disposant en cercle.
Giacometti répondra finalement à cet ordonnancement arbitraire par une série de dessins en 1932. Il y reproduit son atelier tel qu’il le voit et tel qu’il est derrière lui, comme une vue complète à 360°. Ces dessins sont exemplaires. Non seulement on y voit les pièces poussées contre les murs, mais ils montrent que Giacometti s’amuse : il accroche par exemple la Boule suspendue à une clé dans une serrure et sur l’un d’entre eux se représente lui-même sous la forme d’une boule. Il se ressaisit en tout cas de l’atelier.
Est-ce à partir de là que Giacometti va se réapproprier son œuvre ?
Non. Je dirais que c’est pendant la guerre, alors que Giacometti devient lui-même écrivain. C’est là qu’il reprend une autorité symbolique sur sa propre œuvre. Après guerre c’est d’ailleurs lui qui choisit Jean-Paul Sartre puis Jean Genet pour être, cette fois, les porte-parole de son œuvre.
Après l’épisode Leiris, comment son atelier fut-il photographié ?
Giacometti en garda l’idée d’un atelier significatif par la disposition des objets. Ils donnent des indications temporelles, jouent les uns avec les autres et permettent des effets de décadrage. Il ne faut pas oublier que Giacometti est un homme de la photographie. Il est très attentif à ce qu’on le saisisse dans des configurations précises. Lui-même ne photographie pas mais Man Ray et Cartier-Bresson sont ses amis et les effets de cadrage le passionnent.
Par ailleurs, Giacometti défend la conception de l’artiste comme animateur de l’espace. Il a toujours pensé que seuls les artistes savaient cadrer et faire apparaître le vivant et que les photographes avaient beaucoup à apprendre d’eux. D’ailleurs ceux qui venaient dans l’atelier étaient indiscutablement influencés par son œil et son cadre.
Dans quelle mesure l’atelier s’invite-t-il dans le processus créatif lui-même ?
Pour Giacometti, l’atelier joue comme un rôle de cadre et de focale. Dans son atelier, il y avait une petite mezzanine, à laquelle on accédait par un escalier et qui lui servait d’oblique pour recadrer le personnage peint.
L’atelier est non seulement un lieu mental mais aussi un lieu de réglage optique. Une chambre optique en quelque sorte. Alberto Giacometti a fait des marques rouges au sol qui individualisent les pieds de la chaise sur laquelle doit très précisément s’installer le modèle.
On y revient : un peu comme un photographe ?
C’est vrai qu’il y a des tableaux d’Annette arrangés avec des lignes de fuite et des effets d’encadrement qui tendraient à voir chez lui un œil de photographe. Mais c’est surtout l’atelier qui fonctionne comme un cadre. Comme le prolongement de l’œil de Giacometti. Les lignes sont déjà présentes, à la manière d’un quadrillage. C’est un fond inconscient, un œil intériorisé par l’artiste. Et petit à petit surgit une présence vivante, qui fait éclater le cadre. C’est ainsi que fonctionne l’atelier : une chambre de réglage et en même temps un espace de concentration tel, qu’à un moment, tout disparaît. À la fois un lieu de présence et d’absence.
Alors que dès les années 1950, Giacometti vit de son art, pourquoi ne quitte-t-il pas l’atelier exigu de ses débuts ?
On ne change pas de tête et cet atelier c’est son crâne. Giacometti n’avait pas besoin d’être dans un espace plus grand. D’autant qu’il n’a jamais vraiment cru à l’espace réel. Son atelier à lui est avant tout un espace mental, imaginaire. Il peut être exigu, mais grand comme un univers ! Et de toute façon, la dimension chez Giacometti se joue dans un rapport sensible et affectif à l’objet. L’idée de la mesure de l’espace de travail, d’étendues à arpenter, c’est au fond une conception plus récente et essentiellement américaine. Au contraire, l’artiste européen qu’incarne tant Giacometti accumule. Il concentre.
1901 Naissance de Giacometti en Suisse. 1922 Arrive à Paris pour étudier la sculpture. 1927 S’installe dans l’atelier du 46, rue Hippolyte-Maindron (Paris). 1931 Fréquente le groupe surréaliste. 1932 Première exposition personnelle à Paris, galerie Pierre Colle. 1945 Exilé en Suisse pendant la guerre, Giacometti retrouve son atelier parisien. 1956 Expose au pavillon français de la Biennale de Venise. 1959 Commence le livre Paris sans fin dont il est l’auteur et l’illustrateur. 1965 Grand prix national des Arts de France. 1966 Meurt des suites d’un cancer à Coire (Suisse).
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Thierry Dufrêne : « Pour Giacometti, l’atelier est un lieu mental et de réglage optique »
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« L’atelier d’Alberto Giacometti », jusqu’au 11 février 2008. Commissariat : Véronique Wiesinger.
Centre Pompidou, 19, rue Beaubourg, Paris IVe. Métro”‰: Hôtel-de-Ville, Rambuteau. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 11h à 21h, le jeudi jusqu’à 22h. Tarifs : 10 € et 8 €, tél. 01 44 78 12 33
www.centrepompidou.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°596 du 1 novembre 2007, avec le titre suivant : Thierry Dufrêne : « Pour Giacometti, l’atelier est un lieu mental et de réglage optique »