Née il y a cent ans, la ville de Tel-Aviv présente bien des aspects de l’architecture moderne européenne : pilotis, fenêtres en bandeau, formes géométriques épurées… Au point de parler à son sujet, abusivement, de ville Bauhaus.
Parfois l’histoire de l’architecture croise le destin de l’Histoire avec un grand H. C’est le cas indubitablement pour la « Ville blanche » de Tel-Aviv, en Israël, cette cité immaculée qui vit le jour entre les années 1930 et 1950. La raison ? Un afflux d’immigrants venus d’Europe, d’abord au compte-gouttes d’abord à partir du milieu des années 1920 puis par vagues massives à partir de 1933, date de l’accession au pouvoir, en Allemagne, du Parti nazi d’Adolf Hitler.
Parmi ces groupes successifs qui débarquent, à l’époque, en Palestine : une foule d’architectes ayant étudié et travaillé en Europe, lesquels auront pour mission de construire un toit à ces nouveaux arrivants. Sauf que ce toit sera terrasse, selon les préceptes du mouvement moderne qu’ils ont appris dans les écoles européennes et/ou pratiqué dans des ateliers fameux, tels ceux de Le Corbusier à Paris et d’Erich Mendelsohn à Berlin.
Le Bauhaus, un parmi d’autres
Tel-Aviv va alors vivre une aventure architecturale hors pair. En 1925, la ville, qui se développait jusqu’alors plutôt de manière anarchique, fait appel au biologiste et urbaniste écossais Patrick Geddes pour établir un plan de développement urbain à grande échelle, lequel, sur le modèle des cités-jardins britanniques, est encore perceptible aujourd’hui.
La population, elle, enfle à vitesse grand V : de 2 000 habitants en 1920, elle passe à 34 000 en 1925. « Entre 1931 et 1948, la population de Tel-Aviv a été multipliée par dix », souligne Jeremie Hoffmann, directeur du département Conservation à la municipalité de Tel-Aviv-Jaffa. Idem côté chantier : pendant ce laps de temps, des centaines de bâtiments vont pousser tels des champignons, blancs de surcroît, d’où ce nom : la « Ville blanche ».
D’aucuns – sans doute est-ce davantage vendeur aujourd’hui – lui préféreront un label plus prestigieux : « Les édifices Bauhaus de Tel-Aviv ». Une étiquette que conteste cependant Nitza Metzger-Szmuk, professeur à la Faculté d’architecture et d’urbanisme de l’Institut de technologie d’Israël, à Tel-Aviv, et auteur d’une « bible » sur le sujet (Des maisons sur le sable/Tel Aviv/Mouvement moderne et esprit Bauhaus, Éditions de L’Éclat, 2004) : « Environ cent cinquante architectes ayant œuvré à Tel-Aviv ont étudié et/ou travaillé en Europe. Or, la plupart d’entre eux ont été diplômés dans des écoles françaises ou belges. En réalité, seuls trois architectes ont suivi, en Allemagne, les cours du fameux Bauhaus : Arieh Sharon, Shmuel Miestechkin et Shlomo Bernstein. »
Les autres, la grande majorité donc, ont opté pour une contrée différente du Vieux Continent. Dov Karmi, Benjamin Anekstein et Genia Averbouch sont passés par Paris, Bruxelles ou Gand. Tandis que Ze’ev Rechter, Josef Neufeld et Sam Barkaï ont, eux, fait un crochet par Rome, Venise et Naples. D’autres encore ont pris le chemin de Vienne, et ceux qui étaient déjà repartis, au milieu des années 1920, avaient reçu une formation dans des pays de l’Est (Varsovie, Odessa, Saint-Pétersbourg). En clair : tous ces expatriés ont ingurgité les enseignements du mouvement moderne dans toute leur diversité et non uniquement celui dispensé par les maîtres du Bauhaus. Bref, « qualifier toute cette production de “Bauhaus” est évidemment réducteur et simpliste », insiste Nitza Metzger-Szmuk. Dont acte !
L’adaptation du modernisme
Le « Style international », donc, s’est façonné, à Tel Aviv, un nouveau visage, un brin plus oriental, sinon exotique. Et la philosophie moderne – façade et plan libres, fenêtre en bandeau, toiture-terrasse… – sera, ici, allègrement réinterprétée, à travers un vocabulaire qui sied mieux au climat local. À commencer par ces volumes à l’origine géométriques et qui, au contact des embruns, s’arrondissent à l’envi. Si l’école du Bauhaus vantait les vastes parois vitrées, celles-ci seront remplacées par des ouvertures plus étroites, empêchant ainsi la lumière forte et la chaleur de pénétrer. Pour laisser passer la brise rafraîchissante, les garde-corps sont perforés et le logement s’oriente selon la direction du vent, séjour à l’ouest et chambre à l’est.
Pour générer de l’ombre salvatrice, les architectes truffent les façades de volets et autres persiennes, des corniches et des brise-soleil se plantent au droit des fenêtres, de larges balcons se superposent en encorbellement ou à l’inverse s’enfoncent carrément à l’intérieur des bâtiments. N’oublions pas, enfin, ce crépi blanc qui habille l’ensemble de ces constructions neuves et dont l’emploi renforce la beauté des volumes sous le soleil. La Ville blanche deviendra alors le symbole esthétique idoine de cette modernité architecturale en marche.
Quel avenir pour Tel-Aviv ?
Du début des années 1930 jusqu’au milieu des années 1950 seront érigés quelque quatre mille édifices aux lignes avant-gardistes, soit la plus forte concentration au monde d’édifices construits dans le Style international. Un héritage inégalé dont la modernité et la prodigieuse homogénéité ont, en 2003, été saluées par l’Unesco. La Ville blanche a, en effet, été inscrite sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité, après Brasília (Brésil), en 1987, et avant Le Havre, en 2005.
Ainsi, sur les quatre mille édifices recensés à Tel-Aviv, l’Unesco en a retenu mille sur son inventaire. Une aubaine ? Pas forcément. À travers le sort de son fabuleux patrimoine, la municipalité se pose une question brûlante : celle du devenir de Tel-Aviv. Comme le résume Jeremie Hoffmann : « Doit-on imposer des restaurations à l’identique au risque que, faute d’argent pour le faire, les habitants quittent le centre-ville et que Tel-Aviv devienne une ville-musée vide ou bien doit-on tout mettre en place pour conserver cette population, quitte à relâcher un peu nos exigences quant à l’intégrité architecturale originelle de tel ou tel édifice ? »
La problématique est, à n’en point douter, capitale, comme elle l’est d’ailleurs aujourd’hui dans nombre de villes à travers le monde. Quoi qu’il en soit, la balance semble, pour l’heure, pencher vers la deuxième option et pour cause : « 95 % des bâtiments sont privés », précise le responsable du patrimoine. Pas étonnant alors si la municipalité a adopté, en septembre 2008, une loi de conservation « locale ». Ainsi, sur les mille bâtiments inscrits à l’Unesco, « deux cents sont des chefs-d’œuvre, estime Jeremie Hoffmann, ils ne devront donc subir aucune modification ». En revanche, les huit cents autres, eux, pourront faire l’objet de transformations. Tel-Aviv a donc fait son choix : tout en valorisant quelques exemples clés, la Ville blanche devrait encore largement se métamorphoser… pour éviter de se muséifier.
La « Weizmann House »
S’il est un exemple remarquable de cette épopée architecturale qui n’est que peu, sinon jamais, évoqué lorsque l’on parle de la « Ville blanche » et pour cause, c’est bien la Weizmann House. La raison ? L’édifice n’a pas été construit dans Tel-Aviv intra-muros, mais dans sa banlieue sud, à Rehovot précisément.
Le modernisme occidental à la mode orientale
La maison est, en fait, la résidence privée du premier président de l’État d’Israël, Chaim Weizmann (1874-1952). Elle a été conçue, en 1936, par l’architecte allemand Erich Mendelsohn (1887-1953). C’est son premier projet en Palestine, alors qu’il est déjà l’auteur d’une flopée de bâtiments emblématiques, tels la tour Einstein à Potsdam (Allemagne) ou le Pavillon De La Warr à Bexhill on Sea (Angleterre). Le cahier des charges qu’on lui soumet alors est pour le moins insolite : « Bâtir une maison orientale de manière à ce qu’une personne de culture occidentale puisse y habiter. »
Le résultat est évidemment singulier. Quoique la tour qui loge l’élégant escalier en colimaçon imprime un fort motif vertical, les lignes horizontales chères au mouvement moderne persistent néanmoins. En outre, si la composition cubiste des volumes s’inspire de ces mêmes principes modernistes, la présidentielle demeure affiche paradoxalement un caractère oriental. Ainsi, la maison est-elle construite autour d’un patio – avec piscine ! – sur lequel s’ouvrent de larges ouvertures verticales qui laissent pénétrer la lumière et l’air.
A contrario, sur les murs externes, sont percées de petites fenêtres rondes ou carrées qui filtrent la lumière à l’intérieur des pièces et donnent à la villa des allures de forteresse. Au final, c’est avec une grande virtuosité que Mendelsohn respecta ledit cahier des charges. Un véritable tour de force ! www.weizmann.ac.il
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Tel-Aviv - La modernité blanche
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Abonnez-vous dès 1 €Autour de l'exposition
Informations pratiques. « La Ville blanche. Le mouvement moderne à Tel-Aviv », jusqu’au 15 novembre. Cité internationale des arts, Paris. Tous les jours de 14 h à 19 h. Entrée libre. www.citedesartsparis.net
« 100 % Tel-Aviv » fête le centenaire de la Ville blanche. L’exposition fait partie des événements organisés dans le cadre de la saison « 100% Tel-Aviv » fêtant le centenaire de la ville. Parmi eux, les galeries PHOTO4 et LWS à Paris proposent un voyage au cœur de la vie sociale et culturelle de la cité entre 1936 et 1960, à travers une sélection de 60 photographies de Rudi Weissentein (1910-1992). Ce reporter tchèque, résidant à Tel-Aviv à partir des années 1930, y a ouvert un studio de photographie toujours en activité. www.photo4.fr et www.tlv100.co.il/EN
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°618 du 1 novembre 2009, avec le titre suivant : Tel-Aviv - La modernité blanche