Le Quai Branly livre un état des recherches sur ces peuples disparus des Caraïbes.
Amériques. En 1994, l’Europe sort d’une frénésie de célébrations autour de la prétendue découverte de l’Amérique, « on est en plein délire des 500 ans du voyage de Christophe Colomb, et en même temps des tas de gens commencent à dire que Colomb n’a rien découvert », se souvient l’archéologue André Delpuech. Alors maire de la ville de Paris, Jacques Chirac refusera de se joindre aux festivités, préférant inaugurer une exposition consacrée à l’art des sculpteurs Taïnos au Petit Palais : un événement qui marque le milieu muséal, mais aussi le grand public, qui découvre la passion du futur président de la République pour des arts que l’on appelle encore « premiers ».
Trente ans plus tard, Emmanuel Kasarhérou – président du Musée du Quai Branly – confie à André Delpuech le commissariat d’un parcours dédié aux Taïnos, mais aussi aux Kalinagos. L’occasion de mesurer l’avancée des connaissances sur ces deux peuples amérindiens de l’archipel Caraïbe, que Christophe Colomb a bien mal considérés – sympathiques pour les premiers, sanguinaires pour les seconds – avant que les épidémies apportées par les Européens ne les déciment. Commissaire de l’exposition de 1994, le marchand d’art Jacques Kerchache leur offrait une réhabilitation esthétisante, élevant au rang de chef-d’œuvre les sculptures sur bois des Taïnos.
Le parcours proposé par André Delpuech - aujourd’hui chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) – offre une perspective bien plus scientifique sur ces acteurs oubliés de l’histoire américaine.
L’inclusion des Kalinagos (autrefois appelés « Caribes » ou « Caraïbes » par les Européens) dans ce parcours démontre ainsi un intérêt naissant pour l’archéologie dans la région des Petites Antilles : la culture matérielle de ce groupe organisé en petits clans autonomes, largement inconnue il y a encore vingt ans, apparaît peu à peu avec la découverte de sites datant de l’époque du premier contact avec les Européens. La connaissance des Taïnos dépasse quant à elle l’émerveillement suscité par leur production sculptée : au-delà des artistes, on connaît désormais leur organisation sociale centralisée et hiérarchisée, ainsi que l’ampleur de leurs installations dans les îles de la Grande Caraïbe. Sur Hispaniola (l’île qui réunit Haïti et République dominicaine), ils auraient été plus d’un million, organisés en quelques royautés.
Les vitrines de cette exposition courte et concise, installée sur la mezzanine Martine Aublet, rassemblent ce dont disposent les collections françaises pour illustrer l’histoire de ces peuples effacés. Dans les collections « ancien régime » du Quai Branly, des casse-tête du XVIIIe siècle pourraient ainsi être rattachés aux Petites Antilles, et aux Kalinagos. Acquise au gré des opportunités du marché, une panoplie quasi complète permet de reconstituer le rituel de la cohoba des Taïnos, une cérémonie basée sur l’inhalation d’une plante hallucinogène.
Les objets démontrent surtout l’ampleur de ce que l’on ignore sur ces sociétés : retrouvées autour de site de jeux de balles – très bien documentés à Porto Rico –, de grandes ceintures sculptées d’un bloc résistent encore à l’analyse des archéologues. C’est un chantier en cours dans lequel l’exposition permet de jeter un œil : André Delpuech, qui a lui-même créé le service régional de l’archéologie guadeloupéen dans les années 1990, rappelle que l’intérêt de la recherche pour ces cultures est encore naissant. Pour raconter cette histoire de A à Z, il faudrait d’ailleurs se pencher sur la côte vénézuélienne, d’où sont partis les ancêtres des Taïnos un millénaire avant les voyages de Christophe Colomb. Une région où la recherche est à l’arrêt, alors qu’ailleurs en Amazonie, des découvertes bouleversent la connaissance des peuples amérindiens.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°636 du 21 juin 2024, avec le titre suivant : Taïnos, Kalinagos : une histoire à redécouvrir