Quelle influence a pu avoir le caravagisme sur l’œuvre de Rembrandt ? Entretien avec Taco Dibbits, responsable des collections de peintures du Rijksmuseum et commissaire de l’exposition.
Les deux artistes ne se sont pas connus. Qu’est-ce qui justifie une telle exposition, au-delà du plaisir de redécouvrir de grands chefs-d’œuvre ?
Outre le plaisir de voir, il me semblait important de créer cette rencontre inédite dans l’histoire de l’art. Rembrandt n’est jamais allé en Italie. Il disait que ce n’était pas nécessaire, qu’il y avait suffisamment de peinture en Hollande et que sa vie serait trop courte. Les caravagesques étaient alors très populaires, en France comme en Hollande. Rembrandt commence à peindre à Leyde, et l’exposition s’ouvre avec trois tableaux de Gerrit van Honthorst, Van Baburen et Terbrugghen, qui permettent d’évoquer le contexte artistique de l’époque. Puis cinq tableaux de Rembrandt des années 1620 montrent les premières marques d’une influence caravagesque dans sa peinture.
Comment se manifeste cette influence ?
L’élément principal est la lumière. Elle structure la composition et raconte l’histoire. Dans les années 1630, les caravagesques s’orientent vers un style plus classique, plus plat. Rembrandt continuera néanmoins à explorer les possibilités de la lumière. L’autre aspect fondamental est le réalisme.
Comme Caravage, Rembrandt ne cherche pas l’idéalisation, le modèle à la beauté parfaite. Caravage peint des hommes et des femmes de la rue, ce qui lui vaudra de nombreuses critiques, et Rembrandt choisit ses modèles dans son entourage proche. En privilégiant toujours le réalisme, même quand il traite de sujets mythologiques. L’Enlèvement de Ganymède en est un bel exemple. Rembrandt représente Ganymède comme un bébé horrible et effrayé, alors qu’il est sensé être le plus beau des adolescents, enlevé par Zeus, transformé en aigle, pour en faire son amant.
À propos de cette œuvre, pourquoi l’avoir accrochée face à L’Amour vainqueur de Caravage ?
En confrontant L’Amour vainqueur, représentant un adolescent à la beauté très érotique dont le modèle est certainement un garçon rencontré par Caravage et L’Enlèvement de Ganymède de Rembrandt, nous avons voulu montrer les deux extrêmes, même si les œuvres de l’un et de l’autre sont empreintes de réalisme. L’idée de l’exposition étant de mettre en évidence autant les similitudes que les différences.
Revenons à la lumière et au clair-obscur. Rembrandt et Caravage en font-ils le même usage et à quelles fins ?
Le clair-obscur est partout chez Caravage, mais utilisé dans chaque tableau d’une manière différente : pour structurer la composition, pour donner de la profondeur ou pour raconter l’histoire, illuminant tel ou tel détail du récit. Dans l’œuvre de Rembrandt, le principe est le même. La différence fondamentale réside dans la manière de le faire et notamment dans le travail de la matière. Caravage produit une peinture très égale, lisse, avec peu de reliefs. Rembrandt joue davantage sur l’épaisseur, la texture même de la peinture pour créer l’illusion. Celle du rendu de la peau, par exemple. Ce n’est pas un hasard si Rembrandt peint de nombreux vieillards, des hommes et des femmes fatigués dont il se plaît à matérialiser les rides, révélées par les effets de lumière.
Le parti pris de l’exposition est de présenter les œuvres par paires, un Rembrandt un Caravage. Comment avez-vous sélectionné les tableaux ?
La préoccupation première était de choisir des tableaux qui permettaient d’évoquer différents problèmes picturaux, expérimentés par l’un comme par l’autre, tels le traitement du sujet, la construction, la lumière, la couleur… Il était important aussi que le public se rende compte des formats réels d’œuvres le plus souvent vues en reproduction, toutes aux mêmes dimensions. Caravage privilégie le grand format, le spectaculaire, tandis que les tableaux de Rembrandt sont plus petits, plus intimistes.
L’accrochage comprend une trentaine de tableaux. Était-ce une volonté de votre part de limiter le nombre d’œuvres ou est-ce dû aux difficultés rencontrées à les rassembler ?
Les œuvres de Caravage et de Rembrandt sont d’une telle puissance qu’il n’est pas nécessaire d’en réunir davantage. Certains tableaux, que l’on sait intransportables, ont été écartés d’office. Presque tous les prêts demandés ont été accordés, et l’exposition, très dense, est le fruit d’une collaboration magnifique engagée depuis trois années avec différents musées du monde entier.
Qu’aimeriez-vous que le public ressente et comprenne, au-delà de la beauté des œuvres ?
Je voudrais que les visiteurs se sentent réellement confrontés à deux génies de la peinture. L’exposition est une invitation à regarder les tableaux, mais aussi et surtout à comprendre les problèmes picturaux que les artistes n’ont cessé d’essayer de résoudre. Il y a, en particulier chez Rembrandt, un désir d’expérimentation permanent. J’espère surtout que le public ressentira toute l’émotion et l’humanité contenues dans la peinture de l’un et de l’autre.
1606 Rembrandt Harmenszoon van Rijn naît à Leyde aux Pays-Bas. 1625 Il entre dans l’atelier du peintre Lastman, pour quelques mois. 1631 S’installe définitivement à Amsterdam et épouse sa riche nièce Saskia. Ils auront 4 enfants dont seul Titus survivra. 1639 Rembrandt achète une maison où il installe son atelier (la Rembrandthuis). 1642 Saskia meurt, Rembrandt partage alors sa vie avec Geertje, une jeune veuve. 1645 Le peintre prend pour concubine la gouvernante des enfants, Hendrijke Stoffels. Ils auront un enfant hors mariage et seront blâmés par l’Église. 1649 Rembrandt doit faire face à de gros problèmes financiers. 1661 Ruiné, il vend sa maison, mais reste sollicité par des commanditaires. 1669 Décès à l’âge de 63 ans.
Informations pratiques L’exposition « Rembrandt et Caravage » a lieu au musée Van Gogh d’Amsterdam du 24 février au 18 juin. Le musée est ouvert tous les jours de 10 h à 18 h et le vendredi jusqu’à 22 h. Possibilité d’acheter ses billets en ligne sur www.rembrandt-caravaggio.nl Billet combiné pour l’exposition, l’entrée au Rijksmuseum et la visite de la collection permanente du Musée Van Gogh : 25 €. Exposition (compris visite au musée Van Gogh) : 20 €. Détenteurs d’une Museumkaart (disponible à l’office de tourisme) : entrée à 10 €. Van Gogh Museum, Paulus Potterstraat7, Amsterdam, tél. 31 (0)20 570 52 00, www.vangoghmuseum.com Site en anglais et hollandais.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°578 du 1 mars 2006, avec le titre suivant : Taco Dibbits : Une rencontre inédite dans l'histoire de l'art