Art ancien

Sur les traces de Saladin

Par Valérie Bougault · L'ŒIL

Le 1 décembre 2001 - 1647 mots

PARIS

La Syrie d’aujourd’hui a conservé les traces de l’épopée de Saladin. Du château de Saône à Damas, que l’on disait bâtie au milieu du jardin de l’Eden, palpite le souffle de l’Histoire. A l’Institut du Monde arabe, à Paris, l’art des Ayyoubides s’expose pour la première fois.

Peu avant l’aube, le vent de la steppe s’est levé, apportant avec lui une poussière fine, un sable venu de l’Est, de cet horizon lointain au-delà de l’Euphrate, au-delà du premier jour de l’humanité, là où l’on trouva nécessaire d’inventer l’écriture. La petite fleur jaune qui s’accroche péniblement au bord du ravin et dont j’ignore le nom – est-ce un buisson de myrte ? – en tremble, à moins qu’elle ne se sente écrasée par la vision colossale du château de Saône, au-dessus de nos têtes. Ici, sur les hauteurs du djebel Ansariyé, planté comme un balcon au-dessus de la corniche méditerranéenne, dans le prolongement du Mont Liban, même quand le vent s’apaise, c’est le souffle de l’Histoire qui fait frissonner, et si ce jaune évoque une image, c’est celle des tuniques safran de Saladin et de ses hommes, qui s’emparèrent du lieu un jour de juillet 1188. La forteresse promettait une résistance formidable. Elle tomba pourtant en trois jours. Saladin, le rassembleur de l’Islam, arriva là au terme d’une fulgurante campagne contre les Etats francs. Jérusalem était tombée le 2 octobre 1187, quelques mois après que la bataille d’Hattîn, près de Tibériade, eut provoqué un désastre dans les rangs des Croisés. Il s’agissait pour les musulmans d’occuper la côte et de couper la voie aux renforts maritimes, voire à une troisième croisade, qui ne manqueraient pas d’arriver au secours des Chrétiens. Le Krak des Chevaliers, plus au Sud, avait tenu bon mais, au château de Saône, Saladin eut recours à la ruse. Tandis qu’il invectivait les occupants de la citadelle, face au donjon, poste de défense superbe mais totalement inutile, son fils faisait une entrée en force dans la basse-cour, à l’arrière du château. Les défenseurs eurent la vie sauve contre rançon. Saladin fut-il sensible à la magie du lieu, intrigué par la curieuse situation de cette place-forte ? Elle n’est pas juchée au sommet d’une éminence, mais tapie au creux des collines dont elle est séparée par un fossé de 25 m, creusé à mains d’homme. Une aiguille de pierre monolithe, jadis pilier du pont-levis, se dresse encore, détachée des murailles, témoin lancé vers le ciel du travail acharné de quelques hommes, témoin fiché dans le sol comme une épée entre Chrétiens et Musulmans.

Un collier de forteresses
Mais le château de Saône n’est qu’une perle du collier des forteresses qui courait de la Palestine au royaume d’Antioche. Marqab la gigantesque, Bakas, Bourzey, Mont-Pèlerin, la Roche de Roisel, Trapezac et tant d’autres, seule vraie puissance des Chrétiens, pour la plupart aux mains des ordres militaires. Ici Saladin changea de costume, troquant celui de vizir d’Égypte, lieutenant de Nûr al-Dîn, contre celui de pourfendeur des Infidèles, fondateur de la dynastie des Ayyoubides et, finalement, de héros mythique. Ainsi Saône fut-il, récemment, rebaptisé Qalat Salah al-Dîn, « le château de Saladin ». Même s’il n’y résida guère. D’ailleurs, où résida Saladin ? Peu de demeures pour ce fils d’atabeg kurde, plus guerrier que prince et qui, à toute autre résidence, préférait sa tente, tendue de pourpre afin qu’on la vît mieux au milieu de son camp. Même Alep, l’élégante vieille dame élevée aux derniers contreforts du pays kurde, ne conserve pas de trace de son passage. Les souks ombreux ont beau voir passer les ânes venus les approvisionner tout comme au XIIe siècle, et retentir des mêmes cris que jadis – ceux des ferblantiers, des marchands de pistaches, des vendeurs de savon ou d’orgeat – le souvenir de Saladin est ignoré. La belle madrasa Moqqadamiyé, une des plus anciennes de Syrie, ne lui doit rien, pas plus que la madrasa Halawiyé, qui fut Sainte-Hélène d’Alep et conserve de l’édifice chrétien les chapiteaux corinthiens à feuilles d’acanthe. Une façon pour la ville d’effacer le nom de celui qui l’assiégea huit années, elle qui était demeurée fidèle à Nûr al-Dîn. Indirectement, toutefois, l’ombre de Saladin est mêlée au patrimoine architectural alepin, puisque c’est un de ses fils, Al-Malik al-Zâhir Ghazi, qui remodèle la citadelle d’Alep dont l’austérité n’a d’égale que l’élégance. Il faudra donc retourner à Damas, reprendre la route qui serpente dans les collines râpées de soleil où s’étendent le coton, le tabac et l’orge. Oublier Apamée, la cité du soleil et les célèbres norias de Hama. Bouder l’inoubliable Krak des Chevaliers, chef-d’œuvre de l’art militaire franc en Orient, garnison imprenable des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui ne céda qu’en 1271 devant le sultan Baibars, ce Krak altier dont les murailles sont aujourd’hui parsemées de buissons d’épineux, signe indubitable que les prouesses des hommes n’ont qu’un temps. Même, laisser de côté le massif du Qalamoun, où les habitants de Maaloula sont les derniers êtres au monde à parler l’araméen, la langue du Christ.

Damas, mère de toutes les villes
Entrer à Damas, de préférence un matin...  Damas, la « mère de toutes les villes », la « fiancée de la terre », « la parfumée ». Damas, bâtie au milieu des jardins de l’Eden – dont il ne reste, pauvres mortels, que l’oasis de Goutha –, Damas dont parlent les tablettes de Mari, au IIIe millénaire, et dont on dit couramment qu’elle est la plus ancienne capitale du monde, une ville aux portes d’un désert qui s’étend jusqu’à l’océan Indien. Damas, dans le clair soleil de ce début de journée, est une clameur incohérente, tohu-bohu de klaxons, ballet de taxis jaunes et de colporteurs, une belle agitée bardée de rocades en béton et d’artères poussiéreuses. Il faut gagner la vieille ville, percer le secret des façades à colombages de peuplier et d’argile, franchir le seuil des demeures secrètes au charme suranné dont la cour intérieure, pavée de basalte et de pierre rouge, abrite grenadiers et néfliers, jasmins et basilic, plante entre toutes aimée du Prophète, autour d’une fontaine qui chante jour et nuit. On pourrait être en Andalousie, dans Grenade la mauresque, mais soudain le chant lancinant du muezzin voisin, bientôt repris en écho dans toute la ville nous rappelle que nous foulons la terre d’Orient. On dit que certaines familles de Damas conservent pieusement la clef en fer de leur demeure d’Espagne dont elles furent un jour brutalement chassées. La porte qu’elle ouvre a disparu depuis longtemps dans la tourmente des relations entre les enfants de Jésus et ceux de Mahomet. Légende peut-être, sûrement, mais il reste la nostalgie, dont s’abreuve cette ville, spitrituelle entre toutes.
Si Dimachk ech-Chams – Damas en arabe – est le quatrième lieu saint de l’Islam, elle est également sacrée pour les trois autres religions du Livre. Abraham y est né, Moïse y serait enterré (sous les jasmins et les roses ?). L’archange Gabriel serait apparu sur le mont Quassioun, refuge de la Vierge après la mort du Christ, et où les Damascènes cherchent aujourd’hui un peu de fraîcheur par les soirs d’été torrides. Surtout, il ne faut pas oublier Saül, devenu Paul sur le chemin de Damas. Quant à la Grande Mosquée, elle abrite la relique de la tête de l’infortuné saint Jean-Baptiste. En ce qui concerne la fin du monde, les Damascènes seront aux premières loges, puisque c’est ici, du haut du plus ancien des minarets, que Jésus viendra occire l’Antéchrist.Le passé, on le voit, est ici une ombre changeante, tantôt émouvante, tantôt menaçante, mais toujours présente, avec laquelle les enfants apprennent à composer dès leur plus jeune âge. Ce qui n’empêche qu’il faille également se préoccuper des nourritures terrestres.

Le dernier sommeil de Saladin
Plus tard, écartant le poids trop lourd des songeries historiques, il faudra donc se perdre dans le souk Hamidieh ou se laisser guider dans le souk Al-Bouzouriyeh, au hasard des parfums d’herbes et de friandises, de roses – célèbres Damascènes aux pétales à deux teintes – ou de violettes séchées, boire du jus de réglisse ou de grenade, se délecter d’abricots farcis ou de fruits confits aux couleurs brillantes. Tout près, le hammam al-Nourî, préservé depuis le XIIe siècle, réserve aux hommes les délices de ses salles aux arches de basalte et de son café amer. Voici la ville aux mystères inextricables où Saladin choisit de mourir et où il dort de son dernier sommeil. La citadelle a retenu ses pas et sa statue équestre, commémorant la prise de Jérusalem, monte éternellement la garde devant l’entrée. Lui repose depuis 1193 le long du côté Nord de la mosquée des Omeyyades, dans un mausolée dont le cénotaphe en marbre, par une curieuse pirouette de l’Histoire, a été offert par l’empereur d’Allemagne Guillaume II, en 1898. L’original, en bois sculpté d’arabesques, se trouve à côté. L’endroit est d’un calme approprié mais étonnant, si près de la splendide mosquée qui attire les pèlerins du monde entier. La décoration des murs – carreaux de faïence bleus et verts aux motifs de tulipes, de grenades et de grappes de raisin –  date du XVIIe siècle et n’a donc pas connu le regard du maître incontesté de la Syrie médiévale, que fut Saladin. Néanmoins, il y a fort à parier que cet ennemi du luxe, d’une sobriété proche de l’austérité, ce combattant qui demanda à être enterré avec son sabre aurait approuvé la tranquille simplicité de ces tentures de faïence.

L’exposition

« L’Orient de Saladin. L’art des Ayyoubides », Institut du Monde arabe, 1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris, tél. 01 40 51 38 38, www.imarabe.org. Jusqu’au 10 mars. Horaires : tous les jours sauf le lundi, de 10h à 18h. Tarif : 6,85 euros.

Que lire ?
Sur l’exposition :
- Le catalogue, L’Orient de Saladin - Le temps des Ayyoubides, collectif sous la direction de Sophie Makariou, 240 p., 300 ill. coul., éd. Gallimard, 38,11 euros (broché) ou 53,50 euros (relié).

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°532 du 1 décembre 2001, avec le titre suivant : Sur les traces de Saladin

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