Le Victoria and Albert Museum à Londres revient sur les espoirs suscités par les progrès techniques entre les deux guerres et leurs expressions esthétiques.
LONDRES - C’est un cliché en noir et blanc, à peine jauni. Un tracteur Fordson y est « chevauché » par un gamin blond au sourire banane. La photographie, signée Boris Ignatovich, date de 1927 et s’intitule Le Premier Tracteur. Elle exprime à merveille le formidable espoir que d’aucuns plaçaient, à l’époque, en la machine et, au travers de cette foi nouvelle, l’idée qu’ils se faisaient du Modernisme : contribuer à un monde meilleur. L’exposition consacrée par le Victoria and Albert Museum, à Londres, à ce vaste mouvement né au début du XXe siècle en montre les tenants et les aboutissants à travers trois grandes parties : l’utopie ; la mise en pratique de la théorie ; les différentes interprétations nationales.
Déployée dans une salle d’un rouge révolutionnaire, la présentation s’ouvre sur un Modernisme qui se nourrit des utopies d’alors. Elles sont légion et parfois contradictoires : géométrie et abstraction néerlandaise (De Stijl), expressionnisme allemand, suprématisme russe, futurisme italien, rationalisme français… Y sont exposées quelques pièces maîtresses : un dessin du Projet de gratte-ciel sur la Friedrichstrasse de Mies Van der Rohe, une belle maquette de l’immeuble de la Pravda des frères Vesnin, une autre du Pavillon de verre de Bruno Taut, un joyeux Costume futuriste de Giacomo Balla, des vêtements « de travail » de Rodtchenko, un fauteuil en bois brut de Gerrit Rietveld, deux costumes du Ballet triadique d’Oskar Schlemmer… Mais l’idée qui cristallise l’attention générale est celle de la « machine ». Abel Gance réalise La Roue, ode à la locomotive, Fernand Léger peint Nature morte avec roulement à bille et Le Corbusier imagine une « machine à habiter », la maison Citrohan. Mieux, László Moholy-Nagy commande par téléphone à un fabricant d’enseignes deux étonnantes porcelaines émaillées, Telephone Picture. Au lendemain de la Grande Guerre, l’avant-garde artistique rêve d’un nouveau monde, libre de conflits et d’inégalité sociale. Le passage, vers 1925, du carnet d’esquisses à la réalité sera pour elle l’occasion de vérifier la validité de ses hypothèses. C’est l’objet de la deuxième partie de l’exposition, qui débute par un exploit : la Frankfurt Kitchen, cuisine à l’hygiène et à l’efficacité maximales élaborée par Margarete Schütte-Lihotzky pour la municipalité de Francfort. Le progrès est flagrant : « Avant, dans une cuisine traditionnelle, il fallait parcourir 90 mètres pour faire un repas ; aujourd’hui, seulement 8 mètres », explique un film court et amusant datant de 1928. Bref, un nouvel environnement – propre, sain, lumineux… – devrait transformer non seulement la vie quotidienne, mais aussi la société. D’où, ici affichées, ces multiples recherches sur l’habitat collectif – le Weissenhof à Stuttgart, le Kiefhoek à Rotterdam, le Karl-Marx-Hof à Vienne… – ou sur le mobilier. Chez les designers, la chaise devient un défi de design populaire, comme le raconte la ribambelle de sièges en tube métallique, dont la célèbre Club Chair de Marcel Breuer, alors professeur au Bauhaus. La dernière partie de l’exposition évoque les déclinaisons du mouvement moderne dans plusieurs pays, comme en Finlande où Alvar Aalto développe une sorte de « Modernisme convivial » davantage en symbiose avec la nature.
Ambiguïtés
Le visiteur pourra regretter que l’exposition ne débute qu’à la Première Guerre mondiale, niant de fait la fameuse « modernité viennoise » chère à Adolf Loos ou Otto Wagner et active vingt ans auparavant. De même, le parcours se clôt à l’aube de la Seconde Guerre mondiale alors que le mouvement semble s’être perpétué très tardivement. On peut aussi s’étonner de la quasi-absence sur cette scène moderniste de l’Angleterre. En regard, certains pays de l’Est font figure de meneurs. En témoigne l’une des pièces les plus étonnantes : la Tatra Saloon, voiture dessinée par Hans Ledwinka et fabriquée en Tchécoslovaquie en 1937. En revanche, là où Christopher Wilk, commissaire de l’exposition, touche juste, c’est quand il montre que cette recherche du « meilleur des mondes » génère des ambiguïtés moins glorieuses. Aux États-Unis par exemple, lorsque le Modernisme accompagne la naissance du « Mass Market », il devient littéralement un « argument de vente ». En 1936, Charles Chaplin, dans son film Les Temps modernes, dénonce, lui, la machine et l’aliénation propre au travail à la chaîne. Pis, enfin, se révèle la façon dont le Modernisme s’est parfois accommodé des régimes totalitaires telles l’Italie de Mussolini ou l’Allemagne de Hitler. Dans son film Olympia, la cinéaste Leni Riefenstahl fait le culte du corps sain. Autre exemple : cette esquisse peu connue de Van der Rohe pour le pavillon allemand de l’Exposition universelle de Bruxelles (1934). Un édifice plat comme le fut celui de Barcelone cinq ans auparavant, mais cette fois surmonté… d’une sculpture de l’aigle nazi et de drapeaux à croix gammée !
Jusqu’au 23 juillet, Victoria and Albert Museum, Cromwell Road, Londres, tél. 44 20 7942 2000, tlj 10h-17h45, 10h-22h le mercredi, www.vam.ac.uk.
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Sur les traces de l’utopie moderniste
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaire : Christopher Wilk, conservateur au V & A - Nombre de pièces : plus de 300 objets et 50 extraits de films
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°239 du 9 juin 2006, avec le titre suivant : Sur les traces de l’utopie moderniste