ORLEANS
Le collectif architectural italien radical, actif entre 1966 et 1982, revendiquait une pratique conceptuelle et iconoclaste de l’architecture et du design. On ne s’étonnera pas qu’il ait peu produit.
Orléans. Le Fonds régional d’art contemporain (Frac) Centre-Val de Loire, à Orléans, déploie en ses murs une monographie sur un groupe-phare de l’architecture radicale italienne : Superstudio. De ce collectif avant-gardiste florentin, quelque 150 pièces dessinent une saga un brin tronquée (lire ci-dessous) et étrangement court-circuitée par une autre exposition qui scinde carrément le parcours en deux et en gêne foncièrement la lecture. Actif jusqu’à l’aube des années 1980, Superstudio a été fondé en 1966 par Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo di Francia, auxquels se joindront Roberto Magris et Gian Piero Frassinelli, puis, plus tard, Alessandro Magris et Alessandro Poli. Alors que les années 1960 se complaisent dans la société de consommation, la fétichisation de l’objet-marchandise n’est pas du goût du groupe, pour qui architecture et design participent, de fait, de l’aliénation humaine. La solution ? Repenser l’architecture à la manière d’un anthropologue. Pour le salut de l’homme moderne, et non sans ironie, Superstudio ne prône pas moins que la destruction de l’objet et la disparition de l’architecture. D’où des notions comme « design unique », « surface neutre » ou « degré zéro », celui que doit atteindre une architecture réduite à son plus simple appareil : une trame quadrillée isotrope. Ainsi en est-il des « Histogrammes », appelés aussi « Les Tombes des architectes », diagrammes tridimensionnels créés à partir de ladite grille, exhibés, ici, au travers d’une vaste installation et de dessins, système universel qui permet de générer aussi bien les objets, que l’architecture ou l’urbanisme.
Entre 1969 et 1972, avec la série « Mesure », Superstudio imagine un intérieur domestique fait de meubles – table, console, banc, lit, tabouret… – en laminé sérigraphié tramé. À l’échelle de la ville, il invente, avec le « Monument continu », un modèle architectural pour une urbanisation totale. En clair : la grille orthogonale, extensible à l’infini et, en théorie, adaptable à tous les besoins de l’individu, peut engendrer des édifices qui franchissent n’importe quel obstacle naturel (montagne, lac, océan) ou construit (bâtiment contemporain ou patrimonial). Monumentale utopie.
Le groupe produit à l’envi des photomontages, à la fois attrayants et glaçants : villes et paysages s’habillent de cette même grille blanche uniforme et austère. Idem avec ces autres travaux théoriques et collages sur les rapports entre l’architecture et le cycle humain, baptisés « Les Actes fondamentaux » et au nombre de cinq – Amour, Mort, Éducation, Vie et Cérémonie –, tous prévus à l’origine pour faire l’objet d’un film, mais dont seuls les deux derniers seront tournés. « En réalité, reconnaît aujourd’hui Gian Piero Frassinelli, nous avons fait une énorme erreur en produisant des images aussi séduisantes, car elles ont, au final, éclipsé les textes. » Rapidement, l’utopie des débuts virera à la dystopie.
Publiées en 1971 dans la revue Architectural Digest, Les Douze Cités idéales, critiques virulentes du Modernisme sous forme de « cauchemars urbains », aspirent à servir d’électrochocs pour éveiller chacun à la conscience de l’aliénation et à l’absurdité du monde qui l’environne. Pis, l’installation La Femme de Loth, elle, évoque le tragique destin de l’architecture : cinq maquettes en sel se dissolvent inexorablement jusqu’à disparaître, à cause du filet d’eau qui s’égoutte sur elles.
Pas à un paradoxe près, les membres de Superstudio ont beaucoup enseigné, mais très peu construit. Eux qui militaient pour un « monde sans objets » ont néanmoins été stimulés par l’édition de leurs créations, comme les lampes Gherpe ou Passiflora et le siège Sofo (Poltronova), ou la série de tables Quaderna (Zanotta). Parmi les rares réalisations, Frassinelli érige, à Amsterdam, en 1990, la Vierwindenhuis [« Maison des quatre vents »], immeuble de logements expérimental. « Je n’ai pas beaucoup construit car, en réalité, je n’ai jamais voulu choisir entre mes idées et celles de mes clients, si bien que la majorité a laissé tomber, avoue l’architecte. Néanmoins, le peu de travail concret n’a fait que conforter mes idées radicales sur l’architecture. »
Le centre pompidou grand absent de l’exposition
PRETS. Superstudio aime la France et elle le lui rend bien, ou presque. Deux institutions hexagonales détiennent en effet une collection conséquente de ses œuvres : le Frac Centre-Val de Loire (65 items) à Orléans et le Centre Pompidou (135 items) à Paris. Or ce dernier, qui possède quelques pièces incontournables, dont des photomontages authentiques ou une maquette originale grand format de la série « Catalogue de villas », est totalement absent de la présente exposition. « La demande a été faite trop tard, explique Frédéric Migayrou, directeur adjoint chargé de la création industrielle au Centre Pompidou. Le Civa [Centre international pour la ville, l’architecture et le paysage], à Bruxelles, qui intègre le nouvel espace bruxellois Kanal-Centre Pompidou, nous avait déjà contactés pour une exposition sur Superstudio en 2020. Les dessins, par exemple, sont très fragiles : trois mois d’exposition nécessitent, ensuite, trois ans au noir. D’où ce refus de prêts à Orléans. » Outre la collection du Frac, la présentation réunit, entre autres, des pièces du MAXXI de Rome, ainsi que des archives personnelles d’un membre emblématique, Gian Piero Frassinelli, 80 ans, présent à Orléans, le 2 avril, jour du vernissage.
Christian Simenc
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°522 du 26 avril 2019, avec le titre suivant : Superstudio et le degré zéro de l’architecture