Art moderne

Strasbourg européenne et fière de l’être

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 2 octobre 2017 - 1102 mots

STRASBOURG

Événement : à Strasbourg, musées et universités s’unissent pour explorer, dans une exposition foisonnante, la vitalité de la vie artistique, scientifique et culturelle de la ville entre 1880 et 1930.

Longtemps, l’affaire semblait entendue. Après l’Annexion, l’Alsace et la Lorraine seraient entrées dans une sorte de léthargie. Tandis que Paris se hisse au rang de capitale des avant-gardes et du progrès, les « territoires perdus » traversent une parenthèse où rien de remarquable ne se passe, les artistes et les intellectuels ayant fui. C’est la fameuse allégorie d’Henner, L’Alsace. Elle attend. Le fossé entre ce cliché et l’effervescence qui a réellement existé est abyssal. Car, loin de régresser, ces territoires connaissent une transformation stupéfiante, a fortiori Strasbourg, la capitale de la nouvelle province.

Jusqu’ici engoncée dans ses remparts médiévaux, la cité voit sa superficie tripler et se dote d’équipements de pointe dignes des plus grandes métropoles. Conçue comme une vitrine du savoir-faire allemand et de sa modernité, notamment en matière d’hygiène et de confort, la tête de pont de l’Empire accueille aussi de nombreuses administrations et institutions, dont une prestigieuse université où exercent quelques-uns des plus brillants esprits de l’époque, tels Michaelis et Braun. Véritable plaque tournante des arts et du savoir, elle abrite même la première chaire de musicologie, et l’une des plus anciennes d’histoire de l’art.

Des sujets tabous

Les musées de Strasbourg explorent enfin la vitalité de la vie artistique, scientifique et culturelle de la cité de 1880 à 1930 dans une vaste exposition ; la première de grande envergure. Car cette incroyable ébullition, cet âge d’or oserait-on dire, est longtemps restée un secret bien gardé, presque un tabou. « Je crois qu’auparavant les esprits n’étaient pas tout à fait prêts, notamment ceux qui avaient connu la Seconde Guerre mondiale », reconnaît Joëlle Pijaudier-Cabot, directrice des musées.

« Quand j’ai pris mes fonctions en 2007, j’ai senti qu’il y avait des sujets auxquels on touchait encore avec précaution. » Il faut dire qu’en l’espace d’une poignée d’années, la volonté d’assumer plus sereinement cet héritage a évolué de manière considérable, des actes symboliques comme la candidature de la Neustadt à l’Unesco ou la reconstruction du tram transfrontalier plaidant pour une réconciliation des mémoires.

Une culture d’une vitalité inouïe

« Certains aspects de cette période avaient déjà été étudiés, mais de manière fragmentaire », poursuit Roland Recht, professeur à l’Institut d’études avancées de l’Université de Strasbourg et ancien directeur des musées. « Nous voulions embrasser les différentes facettes de cette histoire complexe en sortant d’une vision événementielle, autour de l’affrontement entre les deux pays, et montrer au contraire que cela s’inscrit dans un temps long. L’enjeu était aussi d’expliquer le rayonnement international de Strasbourg en révélant le nombre impressionnant d’écrivains, de scientifiques, de philosophes et d’artistes qui ont afflué de l’Europe tout entière. »

Démontant un autre cliché, l’exposition révèle en effet l’existence d’une scène artistique d’une grande vitalité. À commencer par le Cercle de Saint-Léonard, une réunion d’artistes formés dans des académies de l’Empire, notamment Munich, et qui relayaient ensuite les courants modernistes en Alsace. Ces créateurs travaillaient pour la majorité dans les arts décoratifs et l’illustration qui rencontrent alors un essor spectaculaire. Cette effervescence est évoquée par la reconstitution inédite de trois superbes intérieurs conçus par Charles Spindler pour les expositions universelles de Paris (1900), Turin (1902) et Saint-Louis (1904). Outre Spindler, qui est l’une des révélations de la manifestation, ce focus met en valeur d’autres artistes de premier ordre qui souffrent aujourd’hui d’un déficit de notoriété comme Ringel d’Illzach, Sattler, sans oublier Carabin.

Ode aux collections

Second temps fort, le parcours met ensuite en lumière un patrimoine confidentiel mais d’une richesse inouïe : les collections encyclopédiques constituées par les différents instituts universitaires. L’Université mène alors une politique avant-gardiste mêlant enseignement, recherche, collections et diffusion auprès du plus grand nombre. Certains instituts, à l’instar de celui de zoologie, possèdent d’ailleurs encore leur musée. Cette séquence offre une immersion dans des univers extrêmement variés : l’égyptologie, la botanique, la minéralogie et même la sismologie.

Ces objets insignes sont présentés dans de grandes vitrines rappelant la muséographie fin de siècle. De beaux moulages issus de la gypsothèque, réputée être la plus riche de France, complètent ce panorama. Outre de riches collections universitaires, cette période est le creuset d’une floraison sans précédent de musées : arts graphiques, arts appliqués, archéologique, alsacien et, évidemment le Musée des beaux-arts. Victime collatérale des bombardements de 1870, ce dernier est reconstitué par Wilhelm von Bode.

En l’espace de quelques années seulement, il crée un fonds exceptionnel : plus de deux cent soixante tableaux essentiellement de la Renaissance italienne et des écoles flamandes et hollandaises. Giotto, Memling ou encore De Hooch, le directeur des musées de Berlin ne choisit que le meilleur. Et pourtant, son œuvre est pratiquement inconnue de ce côté du Rhin. « Si la période française a été étudiée, voire magnifiée, l’action de celui que l’on surnommait le “Bismarck des musées” a été peu abordée alors qu’il est l’un des plus grands conservateurs de son temps », estime Dominique Jacquot, conservateur au Musée des beaux-arts. L’heure de la réhabilitation a sonné ! L’établissement présente en effet un accrochage centré sur les peintures achetées par Bode et reconstitue une salle telle qu’elle était à l’inauguration du site. Le travail de l’expert est également porté aux nues au Musée d’art moderne et contemprain de Strasbourg, à travers un ensemble prestigieux de tableaux mais aussi de sculptures et d’objets d’art.

Par ailleurs, la politique d’acquisition d’art allemand contemporain est illustrée par des fleurons de Klinger et Beckmann. Enfin, le parcours se conclut sur l’époque moderne en retraçant l’évolution des musées dans les années 1920 ainsi que la créativité des avant-gardes. Évidemment, cette section évoque l’Aubette, mais aussi d’autres projets de Van Doesburg, Arp et Taeuber. Elle fait en outre la part belle aux mécènes et aux collectionneurs, notamment aux frères Lickteig, dont la collection est en partie réunie pour la première fois.

 

Une expo à la scénographie immersive
Pour plonger le public dans le bouillonnement de la vie culturelle strasbourgeoise, les organisateurs ont fait appel à Adeline Rispal, scénographe qui a déjà fait ses preuves dans les parcours historiques transversaux, notamment au Musée d’histoire de Marseille. Spectaculaire mais didactique, la scénographie place totalement le visiteur au centre de son dispositif grâce à un ensemble d’ambiances sonores, filmiques et photographiques qui ressuscite l’atmosphère de l’époque. Films amateurs ou d’archives, musique, frise composée de clichés anciens, mais aussi de nombreux éléments de contexte et de médiation participent à cette immersion dans le passé. Clin d’œil au plus célèbre des étudiants en histoire de l’art de la ville, des murs d’images évoquent en outre l’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg.
Isabelle Manca

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°705 du 1 octobre 2017, avec le titre suivant : Strasbourg européenne et fière de l’être

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